4. Vingt heures

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Le Temps est votre meilleur allié, et votre pire adversaire.

Si le Temps est avec vous, vous serez victorieux.

Si le Temps est contre vous, vous serez vaincus.

Kaldor, Principes


Mjöllnir fut le dernier vaisseau à traverser le pont d'Arcs. Une seconde après son passage, privé de l'énergie nécessaire à maintenir ses propriétés physiques, le pont implosa.

Pour tous les rescapés de la flotte, le passage de la fournaise de Sol Realis à ce système vide, pourvu d'une étoile affaiblie et de quelques planètes lointaines, laissa des lumières flottantes dans leurs yeux. L'activation du cortex visuel étant un processus continu, il faut parfois plusieurs secondes pour que la transition s'opère. À l'intérieur de l'Interface Mentale, la pilote de Mjöllnir ne subissait aucune de ces illusions d'optique. Les senseurs de Mjöllnir envoyaient leurs informations au contrôleur central de Fréya, qui activait ses neurones à l'aide de champs électriques ciblés, changeant en temps réel le paysage de son rêve.

Elle voyait clairement et put donc se tourner vers le pont d'Arcs pour assister à sa destruction. D'ordinaire dérobé aux regards, il se mit à scintiller dans le visible. La fréquence de ses rayonnements électromagnétiques oscillait entre les micro-ondes et les ultraviolets, comme s'il y avait encodé un message secret. La pilote, pour qui le temps s'écoulait dix fois au ralenti, essaya quelques combinaisons, sans succès. Ce disque se ratatina en ellipse, un peu comme l'avait fait Sol Realis lorsqu'Hélios s'était mis à le dévorer. Puis il se dispersa en une couronne de gaz invisible, de très faible densité ; des isotopes instables de l'hydrogène et quelques grains saugrenus d'antimatière.

« Le pont d'Arcs est clos, annonça Fréya. La flotte est désormais hors d'atteinte. La bataille est terminée. »

Dans cette seconde d'inattention de la pilote, elle avait déployé et manipulé des contrôles inhabituels de l'IM. Ces hologrammes rouges transparents qui se pressaient autour d'elle, en forme d'écrans et de terminaux, semblaient dédiés à son usage exclusif. Il s'agissait de contrôles de plus bas niveau, parmi lesquels une carte de circulation d'énergie dans le vaisseau, une liste interactive des systèmes d'attaque et de défense, une fenêtre de statut des générateurs de champ et de leur disponibilité.

« Que fais-tu ?

— Je vais maintenant fermer l'Interface Mentale. »

Fréya lui tourna le dos.

« Tu me caches quelque chose, devina la pilote.

— Il est temps que tu partes d'ici » dit le système de contrôle de Mjöllnir.

Aussitôt, l'espace infini dans lequel elles flottaient, où le vaisseau lui-même n'était suggéré que par des frontières transparentes, s'effondra. Un flot d'étoiles assaillit la pilote ; les commandes holographiques s'effacèrent en quelques étincelles. Elle eut l'impression de se trouver sur la scène nue d'un théâtre, une heure après la représentation, lorsque les techniciens achèvent de démonter le décor.

« Il est temps que tu partes » répéta l'avatar de Mjöllnir .

Elles furent bientôt seules entre quatre murs d'étoiles, astres lointains déformés par un effet d'optique, comme une projection cartographique ratée. À cet instant, la pilote n'aurait su décider si elles étaient deux amies, deux alliées ou deux adversaires. Peut-être quelque chose se situant entre les trois. Seule figure humaine dans ce monde clos, Fréya en occupait pourtant tout l'espace. Sa beauté sans égale, son visage d'ange et sa chevelure étincelante, son assurance et sa détermination, n'étaient que la face visible d'une puissance unique dans l'Omnimonde. Inséparable de Mjöllnir, dont elle avait la garde, cette créature à l'apparence humaine ne pouvait être que de nature divine.

« Dis-moi, Fréya, qui es-tu ? Es-tu une déesse, ou l'envoyée d'une déesse ? »

Les expressions de son visage étaient rares, comme si elle n'en avait pas l'usage, ou le besoin, car son langage était précis. Or Fréya eut un frémissement. Elle leva un bras vers la pilote, posa la main sur sa poitrine et la poussa en arrière. Cela lui fit traverser un mur, la frontière du rêve, et sortir de l'Interface.

La pilote ressentit un profond mal de tête. Une lueur passa derrière ses yeux fermés. Elle sentit le glissement d'une surface rugueuse sur sa peau et découvrit que des mains gantées l'arrachaient au sarcophage de l'IM.

Le Narthex, salle de contrôle et lieu de communion avec le vaisseau, était plongé dans la pénombre. Elle ne voyait même pas le bout de ses doigts engourdis. Des faisceaux de lumière balayaient les murs de la pièce étroite, formant des dessins chaotiques. L'un d'entre eux prit un visage dans son champ, qui semblait flotter devant elle. Bien qu'elle n'eût vu des remsiens qu'une seule fois, elle reconnut leur peau sombre, leurs yeux noirs et leur étrange accent latin.

« C'est bon, elle est réveillée. Vous pouvez sortir ? Je vous aide. »

Elle s'appuya sur son épaule ; l'homme était plus petit qu'elle, ce qui aurait été rare sur Lazarus.

« Vous êtes la pilote de Mjöllnir, c'est cela ? Je suis le docteur Jin, de l'Indra.

— Vous êtes médecin ?

— Pas du tout, je suis docteur en physique des matériaux. C'est moi qui ai ouvert le sas de Mjöllnir. Je suis désolé que cette mission nous ait pris autant de temps... »

La coursive qui menait jusqu'au Narthex, artère centrale traversant le vaisseau, ressemblait à une grotte étroite ; ses parois métalliques luisaient lorsque les lampes torches se portaient sur elles, comme une roche humide. Ils flottaient en totale apesanteur. Sur le chemin, Jin remarqua l'incrédulité de la pilote. Tandis qu'il l'aidait à mettre son casque, pour la sortie du vaisseau, il demanda d'un air inquiet :

« Quelle est la dernière chose dont vous vous souvenez ?

— Le pont d'Arcs. »

Il marqua un temps d'arrêt. La pilote lazaréenne avait toujours vu les docteurs comme de vieux vampires aux cheveux blancs, capables de pérorer durant des heures sur l'état de leur science et de se quereller sur ses dernières avancées. Or Jin n'avait pas la moindre trace d'une ride, à croire que les remsiens étaient une humanité privilégiée, qui jamais ne connaîtrait l'outrage du temps.

« Comment vous dire, madame... au moment où le pont d'Arcs s'est fermé, Mjöllnir s'est éteint. Le vaisseau n'émet plus aucune signature énergétique. Il n'a même plus de champ d'intégrité, ce qui nous a permis de rentrer... et de libérer les officiers vampires... et vous-même. Il nous a fallu vingt heures pour mettre cette mission sur pied et pour forcer la porte du sas.

— Vingt heures ?

— Les vampires nous ont dit que le vaisseau formait une interface directe avec votre cerveau. Il est possible que la sortie de cette interface ait altéré votre perception du temps, ou vous ait plongé dans une sorte de coma temporaire...

— Où m'emmenez-vous ?

— Sur l'Indra, pour vous examiner. Mais vous préférez peut-être rejoindre un vaisseau vampire.

— C'est impossible, docteur Jin. Je ne mettrai plus jamais les pieds sur leurs vaisseaux. »

Elle pensa à Fréya en disant cela, s'inspirant d'elle pour faire peser ses mots, malgré sa voix enrouée ; pour qu'il ne s'agît pas d'une demande, mais d'une nécessité ontologique. Car même le docteur Jin, qui était peut-être le plus hésitant et le plus indécis de tous les hommes de Rems, parlait sans craindre. Borgne au royaume des aveugles, car elle s'imaginait défier les maîtres vampires, la pilote entrait dans un monde d'humains vivant par eux-mêmes. Des êtres libres. Elle s'en émerveillait déjà, comme un citadin de troisième génération se languissant de la vie sauvage.

« Comme vous voudrez, dit Jin sur un ton incertain, comme s'il se défendait. De toute façon... le Grand Ivan n'a pas encore été réveillé. Il vient tout juste d'être opéré sur notre vaisseau. »

Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant