Dans l'espace profond, l'absence de gravité fait que rien ne se passe comme vous l'escomptez. En d'autres termes, il faut faire preuve de débrouille.
Adrian von Zögarn, Notes sur mes voyages
« Tout s'est passé exactement comme prévu » lança Adrian en regagnant son siège.
Nombre de voyants s'étaient éteints, nombre de commutateurs bloqués dans une position d'arrêt. L'alchimiste tira sur un levier sans résultat. Le Garuda II était une bête de somme titubante, prête à mourir d'épuisement.
« Devant nous, c'est l'Armada ? demanda Stratton.
— Hum, oui. Mais ils vont trop vite. Il faut qu'on se mette en chasse. »
Vus de loin, de profil, ces petits éclats de lumière formaient une constellation fixe, à peine plus brillante que les étoiles de fond. Stratton, qui doutait encore qu'il s'agît de vaisseaux spatiaux, plissait des yeux sans résultat.
« Hum, hum, fit Adrian d'un air ennuyé. Il va falloir qu'on se répartisse les tâches. »
Après le saut dans l'espace, nombre de systèmes avaient cessé de fonctionner, dont l'aération. L'air ambiant de la cabine se refroidissait et s'emplissait d'une odeur de brûlé. En revenant à sa place, Reg trouva une sorte de four miniature, stocké dans un placard, qui émettait un filet de fumée. Derrière la vitre, une substance gélatineuse s'enfuyait hors de petits bocaux en verre, comme si elle venait de prendre vie, comprenait la situation périlleuse du Garuda et paniquait. Elle formait d'énormes bulles, comme des yeux globuleux, qui se contractaient de nouveau, ou rencontraient un maillage de résistances thermiques et éclataient en copeaux carbonisés.
« Ce n'est rien, dit l'alchimiste en remettant la ceinture de Socrate le mouton. J'ai installé une yaourtière dans le cockpit. »
La désinvolture d'Adrian lui donnait l'impression d'être à la dérive après un naufrage, sur un morceau de planche grignoté par les requins, en compagnie d'un joueur de banjo. Ce n'était pas un sentiment agréable.
Adrian souffla sur la fumée.
« Elle ne marche pas très bien, et ma science de la fermentation lactique n'en est qu'à ses balbutiements. Mais il ne sera pas dit qu'un von Zögarn aura reculé face à un yaourt.
— Non, en effet, dit Reg, qui se sentait tout à coup fort las.
— Lorsque nous aurons quelques minutes pour nous reposer, je vous ferai goûter le résultat.
— Certainement pas. »
L'alchimiste costumé fit mine de ne pas entendre et se mit à dévisser un panneau pour court-circuiter les commandes électriques.
« Bon, messieurs, c'est le moment de vérité, comme dit un jour le grand Socrate avant qu'on l'oblige à boire un verre de ciguë pour l'empoisonner. Notre réacteur non-standard ayant fondu, nous allons nous servir des fusées atmosphériques. Ce sont des propulseurs chimiques tout à fait ridicules, que nous ne sommes pas censés utiliser dans l'espace. Mais je vais le faire quand même. Notre objectif est d'accélérer assez pour rejoindre la trajectoire de l'Armada. Ensuite, on poussera doucement notre petit vaisseau jusqu'à l'Indra. Avez-vous des questions ? Bien. Capitaine Reg, faites en sorte que les deux fils ici restent connectés, et pendant ce temps, poussez sur le levier, et aussi, vérifiez que le plafonnier ne clignote pas. »
Adrian posa ses deux mains sur des leviers de commande. D'instinct, Stratton s'enfonça dans son siège.
« Ce qui est fantastique avec les fusées de ce vaisseau, c'est que le comburant employé est du dioxygène liquide. Du coup, s'il nous en reste, on pourra l'injecter dans l'atmosphère de l'Indra. Évidemment, il est à espérer que les fusées ont résisté à notre traversée d'atmosphère, qu'elles ne vont pas exploser, et que cette explosion ne va pas se transmettre aux bonbonnes d'air liquide que nous transportons. Mais le seul moyen de le savoir, vous en conviendrez, c'est d'essayer. Trois... deux... »
Sa main glissa entre « trois » et « deux » et ils furent projetés en arrière.
La propulsion chimique d'une fusée n'est rien de plus qu'une explosion contrôlée. En comparaison de la fusion nucléaire et des réacteurs non-standards, la réaction de combustion du propergol solide ne diffusait qu'une lumière bien pâle et une chaleur modeste. Le Garuda, à la poursuite de l'Armada, était comme un caneton boiteux coursant un vol d'oies sauvages.
Stratton et Reg serraient les dents pour endurer les vibrations du cockpit, qui en devenait flou ; des panneaux de commande mal fixés se détachèrent ; les lumières multicolores se mirent à clignoter comme dans une mauvaise boîte de nuit. Adrian fredonnait gaiement. La vitre de son expérience culinaire implosa et des vapeurs de lait carbonisé se mirent à flotter dans l'habitacle.
La crêpe sphérique de l'Indra, disque blanc amputé d'un moignon et constellé de taches grisâtres, se rapprocha d'eux. À quelques kilomètres, Adrian imposa une décélération brutale. Le choc projeta Reg en avant et manqua de lui démettre une épaule. Ils se trouvaient désormais fixes par rapport au vaisseau remsien. L'alchimiste, tout en sifflotant, rapprocha le Garuda au moyen de micro-fusées de stabilisation, avec une délicatesse qui semblait désormais déplacée.
« Nous sommes trop près, décréta Reg, qui pouvait désormais compter les impacts sur la coque composite.
— Que nenni. Je ne fais pas confiance aux scaphandres du vaisseau, aussi, moins nous passerons de temps à l'extérieur, mieux nous nous porterons. »
Ils entendirent un choc sonore. Le Garuda venait d'emboutir l'Indra ; fort heureusement, l'impact passa inaperçu parmi tous ceux que la coque avait déjà récoltés à Sol Realis.
« Il doit y avoir un sas d'entrée de ce côté, dit Adrian en bougeant son bras comme s'il désignait un point au hasard. Allez, hop, tout le monde en tenue ! Et Socrate aussi. »
La placidité exceptionnelle du mouton, ainsi que l'élasticité inquiétante des tenues gonflables, leur permit d'emballer le ruminant sans difficulté. À cause de l'opacité du casque sphérique, seule l'étrange protubérance de son torse et de son dos, ainsi que les angles de ses membres, trahissaient la non-humanité du quatrième membre d'équipage. Ils l'attachèrent au bout d'une corde, avec plusieurs bonbonnes de dioxygène de la taille d'un tonneau, avant d'ouvrir le sas de sortie.
Jusqu'ici silencieux, Socrate découvrit l'emploi de la radio et se mit à les abreuver de bêlements pontifiants.
« Je vais tuer ce mouton, grommela Reg.
— C'est prévu, indiqua Adrian. Mais uniquement si nous manquons de vivres. »
L'alchimiste poussa le mouton dans le vide. En quittant le champ de gravité artificielle du vaisseau, il pouvait tomber dans n'importe quelle direction, et choisit la mauvaise, de sorte que Socrate et sa brochette de dioxygène liquide commencèrent à s'enrouler autour du Garuda. L'alchimiste joua sur les micro-propulseurs de sa combinaison pour imprimer un mouvement contraire à sa caravane, qui décrivit un arc-de-cercle, se remit dans le bon sens et, au final, rebondit mollement contre l'Indra.
« Venez m'aider, capitaine ! »
Accroché d'une main à la porte du sas remsien, Adrian, s'emmêla dans ses fils, son mouton, et les bidons de deux cent kilogrammes chacun qui flottaient comme de gros ballons gonflés d'air. Après quelques efforts, toutefois, il parvint à ouvrir le sas.
« Il faut faire attention en entrant dans le champ de gravité, dit-il sur un ton docte, car les objets regagnent leur poids, et nous voulons éviter à tout prix... Socrate, non, Socrate ! »
Entré le premier, le mouton tira à lui le premier tonneau d'air, qui entraîna le deuxième, puis le troisième, puis Adrian. Par miracle, le poids étant transversal à leur entrée, ils tombèrent de quelques dizaines de centimètres à peine.
« Capitaine ? lança Stratton. Est-ce que vous pensez qu'ils sont encore en vie ?
— Espérons-le. Je ne voudrais pas avoir fait tout ce trajet pour rien. »
Stratton regarda à droite, puis à gauche. Le vide s'étendait à perte de vue, car la vue se perdait en effet dans ses profondeurs, désorientée par les dimensions ridicules des astres, même les planètes les plus proches. Leur propre vaisseau était inutilisable. L'Armada représentait, à eux aussi, leur seul salut. S'ils arrivaient à temps, ils seraient pris en stop jusqu'à Stella Rems. Dans le cas contraire, ils rejoindraient eux aussi l'équipage de macchabées de cette flotte fantôme, dérivant à jamais dans les océans stellaires ; Reg en serait le capitaine.
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Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleil
FantasiL'Armada a été vaincue. Les derniers survivants font route vers Stella Rems, dans l'espoir de reconstituer leur flotte, mais ils ne sont pas certains d'y parvenir. En la bibliothèque universelle de Caelus, Christophe-Nolim rumine son échec. Le dévor...