27. Mes fidèles soldats

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Le roi Zor haranguait ses maigres troupes d'une voix lourde comme l'orage, mais l'armée des morts ne lui répondait point, à croire que ces spectres plantés dans la brume, tels les troncs décharnés d'une forêt artificielle, n'entendaient aucune de ses paroles. Le colosse à peau de pierre traversa le marais à grandes enjambées, choisissant au hasard un de ces séides statufiés. Même proche de deux mètres à peine, il lui apparut inconsistant, une silhouette enfumée, sans frontières précises. Sa tête était penchée de travers, comme un épouvantail malmené par la pluie. Le roi lança une main puissante dans sa direction, qu'il écrasa sur son épaule. Il en arracha des écailles de cuir ou de peau sèche, ainsi qu'un morceau de clavicule blanchie. Un bras se détacha du squelette et s'enfonça dans la boue.

« Où es-tu, ô, mon peuple d'ombres ? Serais-je un roi sans royaume ? »

Il devina que les derniers habitants de Vorag rampaient dans les décombres, qu'ils avaient plongé dans l'eau boueuse du marécage. Enfouis dans leur terreur, ils attendaient que la tempête passe au-dessus de leurs têtes. L'Océan transformait le plus fier des guerriers en couard proverbial.

De dépit, Zor frappa du pied ; il s'enfonça dans l'eau jusqu'au genou et rencontra quelque chose, comme une branche d'arbre, qui craqua sous le choc.

« Serais-je seul pour mener ma dernière bataille ? »

C'était une question rhétorique, car la cohorte de ses rêves suivait encore Zor comme une cour impériale en procession. Ses loups de garde, créatures félines au venin de serpent, se coulèrent auprès de lui comme s'ils surgissaient de la pénombre. Des reflets verdâtres sur leurs écailles dessinaient leurs silhouettes en filigrane derrière la brume, tandis que leurs yeux jaunes luisaient comme des lampes à huile. De son vivant, Zor n'avait jamais eu plus d'une douzaine de ces chiens aux écailles reptiliennes ; mais ils formaient ici une meute innombrable et vorace, dont les sifflements résonnaient comme des chants de cigale.

Zor leva la tête vers la tache de lumière au plafond de Vorag. Elle s'était déplacée de son côté, à moins que ce ne soit le contraire ; de toute manière, dans les boyaux d'Océanos, l'espace obéissait aux lois des rêves, et le dieu-soleil, au cours de sa descente, devait rencontrer le roi sous la mer. Il affûta son épée rouillée contre la peau grisâtre de son bras gauche, en riant. Jamais, de son précédent règne, il n'aurait pu imaginer fin plus glorieuse que celle-ci, à affronter un dieu qui tenait en échec l'Océan primordial. Il se moquait bien de gagner ou de perdre ! Car il avait déjà perdu face à Almena. Trop lourd, enchâssé dans les profondeurs de Vorag comme un mollusque en son coquillage, Zor ne repartirait jamais d'ici ; mais il s'en contentait, car il avait fait du fond de l'océan son domaine. L'empire dont il rêvait à la surface, il l'avait réalisé ici. Certes, le soleil ne s'y levait jamais ! Certes, sa terre était une tourbe noire où surnageaient des squelettes. Son peuple était un syndicat d'âmes à demi dévorées, déjà vaincues, sans avenir ! Son territoire, un champ d'ombres où le moindre brin d'herbe n'existait que pour dévorer le pied qui s'écraserait sur lui. Certes, tous ses palais prenaient l'eau ; ses villes s'enfonçaient sans cesse, et Vorag deviendrait tantôt Vora, puis Vor. Mais dans cette version travestie de ses rêves d'autrefois, au milieu de cette boue, de ces squelettes, de ces ombres, Zor avait trouvé une forme de paix.

Il bomba le torse et leva sa lame dans un geste de défi. La frontière de l'océan fut parcourue d'intenses remous ; des créatures des profondeurs, qui fuyaient face à l'approche d'Hélios comme un feu de forêt, franchirent la barrière.

Un de ses démons aqueux s'abattit tous près de Zor avec fracas. C'était un poisson sans yeux, haut comme un homme, doté d'une bouche et d'une dentition démesurées. Il secoua ses nageoires atrophiées avec frénésie pour glisser sur la roche humide ; sa cage thoracique, éclatée lors de la chute, déversa sur son chemin quantité de petits démons en forme de batraciens, que Zor se mit à écraser énergiquement du pied. Le poisson roula sur le côté et referma ses mâchoires avides sur un des squelettes fixes. Tandis qu'il broyait les os, espérant sans doute se repaître des derniers frémissements de conscience attachés à ce spectre, Zor bondit jusqu'à lui, leva son épée de bronze et trancha sa tête en deux d'un seul mouvement. Ses loups surgirent pour arracher, en quelques coups de dents, des morceaux de chair noire aux cartilages fracassés.

« Venez à moi, ô mes fidèles soldats ! »

Le sol trembla dans un grondement soutenu, comme si l'armée de Zor l'avait enfin entendu, et martelait de l'autre côté de la Terre pour le rejoindre. Le roi sous la mer leva de nouveau son épée de récupération ; la lumière blafarde d'Hélios tomba sur cette lame rouillée, qui étincela comme un phare pour guider les guerriers hors de leur sommeil séculaire.

Entre les rochers plats de Vorag, partout où la tourbe occupait les interstices, des bulles éclatèrent dans des claquements écœurants, dont l'odeur étourdissante mêlait le soufre et le salpêtre. Des bras d'une glaise imparfaite, chargée de débris végétaux et de petits cailloux, surgirent du sol, s'agitèrent et s'accrochèrent ici à une touffe de fougères asséchées, là à un tibia abandonné. Le roi accueillit son armée avec un rugissement de triomphe.

Une fois détachés du sol, les golems de vase se révélèrent aussi massifs que Zor. Leurs têtes rondes, sans cou, étaient percées de deux orbites larges, deux yeux d'un noir uniforme, comme une fenêtre ouverte sur le néant. À leurs bras démesurés pendaient des armes anciennes, cimeterres Scythes, glaives romains, haches de guerre vikings ou mongoles ; car ces êtres étaient des guerriers de toutes les époques, réfugiés dans les tréfonds d'Océanos, que Zor forçait à combattre pour lui.

Morts sur des champs de batailles, ils avaient expiré alors que leur âme désirait encore la guerre. Tombés dans les flots d'Océanos, ils avaient découvert la cruelle nature du Walhalla. Ils étaient d'innombrables pantins, d'innombrables esclaves pour un invocateur tel que Zor, condamnés à reprendre dans l'au-delà la litanie de leurs batailles.

« Ô, mes fidèles soldats ! s'exclama Zor en aidant d'autres à s'extraire de la terre. Vous êtes mon armée de couards, de parjures, de pilleurs et de criminels. Vous êtes une armée à ma mesure ! Et ne suis-je pas un roi digne de vous ? »

Les golems se mirent en marche ; ils ne parlaient pas, ne décidaient pas ; ils avaient perdu leur nom ; au front de chacun d'entre eux était inscrit le mot « vérité », qui les enchaînait désormais aux volontés de leur maître.

Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant