- 1997 -

235 28 11
                                    

Mes parents étaient ce qu'on appelle des bourreaux de travail. Mon père, Éric Favre, était courtier en assurance. Pascale, ma mère, possédait une agence immobilière. Elle s'occupait surtout de personnes fortunées cherchant une maison secondaire pour se la couler douce sur la côte. J'ai également un frère, Yoann, qui est de deux ans mon aîné.

Avec les postes qu'occupaient mes parents, nous avions un niveau de vie plutôt aisé. Nous vivions dans une grande maison dont la pièce de vie aurait pu accueillir à elle seule notre famille. Nous avions chacun notre chambre, plus un bureau et deux chambres d'amis qui n'avaient pour seule utilité que de donner plus de travail à notre femme de ménage.

Néanmoins, si ma famille était à l'abri du besoin, mon frère et moi avons grandis sans l'amour de nos parents. Leurs travails les accaparaient complètement et c'est notre nourrice qui nous a éduqués et apporté de l'affection durant les premières années de nos vies. En réalité, Yoann avait une autre nourrice avant que je ne vienne au monde, mais ma mère avait tout le temps quelque chose à lui reprocher. Alors, quand j'ai débarqué sur cette planète en Avril 1994, elle lui a trouvé une remplaçante.

Mon père ayant des horaires déterminés, c'est lui qui nous emmenait chez notre nourrice avant d'aller travailler, et qui venait nous chercher lorsqu'il rentrait du bureau. Notre mère n'était presque jamais là. Elle partait au travail avant que nous soyons levés et ne rentrait à la maison que tard le soir.

Malgré tout, nous avions de la chance. Notre nourrice, Flavie, était une personne douce et gentille. Tout comme son mari, Michaël. À cause de son travail de mécanicien moto, nous ne le voyions qu'au déjeuner du midi et le soir, après sa débauche. Mais lorsqu'il rentrait du travail, il s'occupait de nous comme si nous étions ses propres enfants. Il s'extasiait devant nos dessins et jouait avec nous pendant que Flavie préparait le dîner.

Mais le lundi était un jour à part. Nous l'attendions toujours avec impatience car c'était le jour de repos de Michaël. Sa femme en profitait pour aller faire les courses et nous laissait à ses bons soins. Il nous emmenait alors dans le garage, une vieille grange entièrement retapée, il mettait les Guns N' Roses, The Rolling Stones ou bien AC/DC en fond sonore, tout en nous expliquant comment changer un filtre à huile sur une Harley, ou comment régler les carburateurs d'une Triumph 6T Thunderbird de 1966.

Je ne sus que bien des années plus tard que Flavie avait dû ruser pour obtenir notre garde. Elle avait beau avoir un cœur d'or, elle n'en restait pas moins une metalleuse. Tout comme son mari, ses bras étaient recouverts de tatouages et un gilet à manches longues attendait toujours près de la porte d'entrée, au cas où quelqu'un arriverait à l'improviste. Face aux parents des enfants qu'elle gardait, elle cachait sa véritable personnalité. Mais une fois que nous étions seuls avec elle, elle enlevait sa veste et mettait la musique dans le salon.

Flavie savait amadouer les enfants. Elle avait un véritable feeling avec nous, si bien que jamais aucun de nous ne parla de ses tatouages ou de la musique devant nos parents respectifs. Nous étions quatre enfants sous sa garde, dont ma meilleure amie, Louna, et sa grande sœur, Mathilde. Et tous les quatre, nous avons évolué dans cet environnement plein d'amour, entourés par une musique plutôt violente mais qui, bizarrement, nous permit de nous épanouir.

Beaucoup vous diront que les mélodies trop agressives ont tendance à énerver les enfants. En fait, s'il nous arrivait de courir partout dans la maison en riant jusqu'à épuisement, nous étions la plupart du temps sages comme des images.

Avec notre nourrice, nous ne regardions pas les dessins animés. La télé était, semblait-il, toujours en panne. À la place, nous faisions des jeux, des coloriages, ou toute autre activité ludique qui nous permit de développer rapidement nos aptitudes. En fond passaient des classiques tels que Metallica, Black Shabbat, Iron Maiden ou Judas Priest, pour ne citer que les plus célèbres. C'est comme ça que Louna et moi-même sommes tombées la tête la première dans le metal, pour ne plus jamais en sortir. Mon frère aimait bien aussi, même s'il préférait les goûts musicaux de Michaël.

C'était d'ailleurs assez drôle de voir le couple se chamailler pour savoir qui allait choisir la musique. Très souvent, Michaël arguait le fait qu'il n'était pas à la maison autant qu'elle et qu'il devait subir les bêtises qui se déversaient dans le poste radio de son garage. Et très souvent, il gagnait. Ces deux-là s'aimaient du plus profond de leurs êtres et cette petite joute autour de leurs goûts musicaux n'était qu'un stimulant. Il n'y avait pas de réelle rivalité.

De temps en temps, chacun d'eux attrapait sa guitare et ils entamaient une jam-session. Les autres enfants et moi nous installions sur l'épais tapis et les regardions faire. Parfois, nous nous joignions à eux pour chanter de nos voix fluettes lorsque nous reconnaissions une chanson.

Les années passaient paisiblement.

Lorsque mon frère eut l'âge d'aller à l'école, nous faisions alors le trajet avec lui et Flavie avant de revenir à la maison. Un an après, ce fût le tour de Mathilde. Louna et moi passions donc nos journées toutes les deux, ce qui nous permit de nouer des liens si forts que je la considère aujourd'hui encore comme ma sœur.

Un jour – je ne me souviens plus très bien, mais je devais avoir environ trois ans – je suis entrée dans la cuisine et j'y ai trouvé Flavie. Dos à moi, la main appuyée sur le plan de travail, elle s'occupait du dîner, remuant distraitement la nourriture dans la casserole. Lorsque je l'appelai, elle sursauta et me regarda brièvement avant de détourner les yeux. Mais j'eus le temps de voir les larmes qui roulaient silencieusement sur ses joues. Elle renifla et s'essuya le visage de ses mains avant de me prendre dans ses bras.

— Dis nourrice, pourquoi tu pleures ? demandai-je tandis qu'elle me ramenait dans le salon.

— C'est rien, ma puce. J'avais une poussière dans l'œil.

— C'est parce que tu peux pas avoir de bébé ? intervint mon frère.

Il avait dû nous entendre depuis la cuisine. Flavie eut d'abord l'air étonné, puis son expression s'adoucit lorsqu'elle se rappela que le petit garçon avait tout le temps les oreilles qui traînaient. La nouvelle était tombée le week-end précédent et nous avions, sans le vouloir, surpris une conversation entre notre nourrice et son mari. Flavie se tourna vers Michaël, qui lui sourit tristement.

— Oui, les enfants. C'est parce que Michaël et moi, on ne peut pas avoir de bébé.

— C'est triste, commentai-je en enroulant mes petits bras autour de son cou pour la réconforter.

Dans un geste affectueux, elle posa sa joue sur ma tête et sa main dans mon dos.

— C'est vrai, affirma Michaël. Mais ce n'est pas grave, car il y a d'autres moyens pour avoir des enfants.

— Ah bon ? demanda Yoann. Comment ?

Sous l'œil bienveillant de sa femme, le mécanicien nous expliqua le système de l'adoption. Une demi-heure plus tard, mon père sonna et nous sommes rentrés chez nous. Nous n'avons jamais reparlé de cet événement.

Avec le recul, je me demande si son impossibilité à fonder une famille de manière conventionnelle n'a pas poussé ma nourrice à exercer ce métier. Mais qui aurait pu l'en blâmer ?

Metal Queen - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant