- Janvier 2002 -

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Deux ans plus tard, vers la fin janvier, nos parents décidèrent que nous étions assez grands pour aller à l'école tout seuls. Yoann avait eu dix ans le sept du mois, âge auquel, paraît-il, on peut laisser un enfant seul à la maison, et auquel il peut aller à l'école par lui-même.

Ma mère nous l'annonça au cours d'un repas. Dire que je pris mal la nouvelle est un doux euphémisme. Ma première réaction fût l'incrédulité. Ce n'était tout simplement pas possible. Elle nous faisait une blague ! Lorsque je compris qu'elle était tout à fait sérieuse – je crois d'ailleurs ne jamais avoir vu ma mère rire – la colère et le chagrin étreignirent mon cœur.

— Pourquoi ? réussis-je à articuler tandis que des larmes de rage roulaient sur mes joues.

Ma mère sembla ignorer ma peine. Elle continua à manger, avala sa bouchée et, le regard porté sur la viande qu'elle coupait, elle répondit :

— Parce que vous êtes assez grands maintenant pour vous occuper de vous tout seuls. Vous n'avez plus besoin d'une nourrice pour vous chaperonner. De plus, Flavie et Michaël accueilleront l'enfant qu'ils ont adopté d'ici quelques semaines. Elle m'a déjà prévenu que les premières semaines, elle n'aurait pas le temps de s'occuper de vous, ni de Louna et Mathilde. C'était l'occasion de vous responsabiliser.

Je tournai la tête vers mon père et lui lançai un regard accusateur. Il eut l'air affligé avant de se détourner pour soudain porter une attention particulière à ses petits pois et ses carottes. Je regardais ensuite mon frère. Ses yeux croisèrent les miens et, si son visage n'affichait aucune expression, comme s'il était vide à l'intérieur, je vis dans ses prunelles le reflet de ma propre douleur. Ma mère nous enlevait de force les seuls adultes qui ne nous aient jamais témoigné de l'affection, et mon père n'avait rien fait pour l'en empêcher. Comme d'habitude.

En réalité, ils n'étaient pas les seuls adultes à nous montrer leur amour. Nos grands-parents, ainsi que nos oncles, nos tantes, nos cousins et nos cousines étaient de bonnes personnes. Nous étions toujours heureux de les retrouver lors des fêtes de famille. Mais ils vivaient tous aux quatre coins du pays et nous ne les voyions que deux à trois fois dans l'année, par courtes périodes.

Je n'en pouvais plus et décidais de me lever de table pour prendre la direction de ma chambre.

— Amélia Danièle Ghyslaine Favre ! tonna la voix de ma mère. Reviens tout de suite à table et termine ton assiette !

Mes petits poings serrés, les larmes menaçant à nouveau de déborder et le visage rougit par la colère, je me tournai vers elle pour lui dire « non ! » d'une voix ferme et assurée. Ahurie, ma génitrice me regarda monter les marches. C'était la première fois de ma vie que j'exprimais clairement ma façon de penser, mon caractère et mes envies. Et ça n'allait pas être la dernière.

∞∞∞

Le dernier jour chez ma nourrice fût éprouvant. Lorsque mon père vint nous chercher, mon frère et moi étions en larme. Mais, tandis que Yoann avançait vers papa comme un condamné marche vers la potence, je restais accrochée à la jambe de Flavie. Michaël était là, lui aussi. Il tenait fermement la main de sa femme dans un geste de soutien et d'amour.

— Amélia... Je sais que c'est difficile, mais tu n'as pas le choix, me dit mon père d'un air blessé. Il faut que tu rentres à la maison.

Les yeux perdus dans le vide, je ne répondis pas. Ma main serra un peu plus le jean de ma nourrice, si aimante et chaleureuse. Tout le contraire de ma mère, en fait.

Alors Flavie et Michaël s'accroupirent face à moi et invitèrent mon frère à se joindre à nous pour une dernière étreinte.

— Yo', Mya, commença-t-elle, les larmes aux yeux. Vous êtes de vrais amours et je sais que vous deviendrez de belles personnes, en grandissant.

— Et puis, ce ne sont pas des adieux, continua le mécanicien. Vous connaissez notre adresse. Si vous voulez nous revoir, quand vous serez plus grands, nous vous accueillerons avec plaisir. Je suis sûr que nous nous reverrons.

D'un même mouvement, mon frère et moi hochâmes la tête. Ils nous embrassèrent avant de nous pousser doucement vers la porte ouverte.

— Allez-y maintenant, murmura Flavie.

— Au revoir, dit Yoann.

J'entendis dans sa voix le nœud qui se formait dans son cœur. J'adressai un dernier regard à ces deux personnes qui m'avaient tant appris et apporté tant d'amour, et leur ouvrai mon cœur :

— Je vous aime.

Flavie porta la main à sa bouche et étouffa un sanglot.

— Nous aussi, crapule, me répondit Michaël en souriant tristement.

Ils nous suivirent dehors tandis que mon père nous faisait monter dans la voiture. Il démarra et mon frère et moi passâmes nos mains par la fenêtre ouverte, l'index et l'auriculaire levés, les autres doigts repliés, formant les cornes du diable, signe que tous les rockeurs et les metalleux connaissent.

La dernière image que j'ai de ce jour, c'est celle de ma nourrice et son mari, enlacés, levant les bras pour nous retourner ce fameux signe.

Metal Queen - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant