[ En Pause ] La Belle Jade

3.

Niall Horan me contemplait, le visage effaré. Il a répété, sur le mode Tarzan : 

-Toi ? Jade ?

Il me faisait de la peine. Je ne pouvais pas le laisser s'enferrer plus longtemps.

-Moi, Jade. Et toi, Niall.

Puis je l'ai pris de court.

-Qu'es-ce que tu fabriques ici ? 

C'était bien joué parce qu'il a eu l'air pris en faute.

-Ce n'est pas moi. C'est ma mère. Elle m'a obligé. Elle veut m'acheter une veste.

Là-dessus, il est resté muet. Il n'arrivait pas à détacher son regard de mon visage peinturluré. Visiblement ma situation était assez dramatique pour qu'il craigne de l'aggraver en posant des questions idiotes.

C'était vraiment gentil de sa part. Et pas vraiment étonnant. Niall est gentil. Il est même tragiquement gentil. Sa gentillesse ne lui apporte que des ennuis, mais c'est plus fort que lui, il n'arrive pas à la mettre en veilleuse. Pour une fille, il n'est pas extrêmement recommandé d'être gentille, dans la mesure où elle a vite fait de passer pour une crétine. Pour un garçon, apparemment, c'est pire. La gentillesse n'est pas seulement l'apanage des crétins, elle est aussi le signe distinctif des faibles et des gonzesses. Il y a chez le gentil quelque chose de sensible, de tendre et de fragile qui le signale immédiatement comme victime pour n'importe quel groupe humain normalement constitué.

Pour se permettre d'être gentil, il faut avoir les moyens de se défendre. Une bonne ceinture noire par exemple. Or Niall ne pratique ni le judo, ni le karaté. Ni aucun sport, j'en ai bien peur. Ce qui fait qu'il occupe la place de victime. On peut même dire qu'il la monopolise. Depuis la maternelle. Je le sais, j'étais déjà dans sa classe.

Notre histoire a l'âge de notre première rentrée scolaire. On peut dire que nous nous sommes trouvés, tous les deux. Lui avec sa bonne petite bouille et sa gentillesse incurable. Moi avec mes cheveux en pétard et mes manières de brute.

Les choses ont commencé dans la cour de récréation quand il a été clair qu'il n'y survivrait pas sans un sérieux coup de main. Il était nul à la balle, nul à la course, nul à la bagarre, nul en tout. Il voulait juste rester accroupi dans son coin, à jouer avec des petits cailloux qu'il rassemblait et dont il faisait des tours.

-Regarde, c'est  une ville ! 

C'est la première phrase qu'il m'a adressée. Juste après, un troll échevelé a flanqué un coup de pied dans les cailloux et s'est enfui en hurlant. Hurler, c'était son truc. Niall a regardé sa petite ville pulvérisée avec des yeux pleins d'incompréhesion et de tristesse. Moi, j'ai détalé aux trousses du hurleur. Je l'ai attrapé. Ensuite il a fallu que deux maîtresses me détachent. J'étais agrippée à lui et je lui arrachais les cheveux. J'ai été punie. Mais Niall était momentanément tranquile. Et ma réputation étais faite.

Nous n'avons pas beaucoup changé, ni l'un ni l'autre, en dix ans. Niall Horan passe toujours ses récréations à rêvasser dans un coin. Et j'ai toujours une réputation pourrie.

-Cette veste, a chuchoté Niall, je n'en veux pas. En plus, j'ai horreur de faire les courses avec ma mère, elle n'a aucun goût, elle me fait honte.

 À quelques mètres de là, la mère nous regardait en souriant. Elle attendait patiemment que son fils adulé ait terminé sa conversation pour le traîner vers les étages, rayon mode homme c'était à craindre. J'aurais adoré que Sopha ait ce genre de pudeur. Au moment même où elle m'avait vu me tourner vers Niall, elle s'était littéralement jetée sur nous, les oreilles déployées. Je pouvait presque les voir se tendre pour ne perdre aucune syllabe. Mais ce n'était pas le plus grave. Le plus grave était cette lueur démoniaque qui s'était allumée dans ses yeux. Elle nous fixait avec gourmandise. Spécialement Niall. Elle enregistrait son visage aux traits fins, ses yeux ourlé de cils noirrs, le mouvement qu'il avait pour rejeter ses cheveux vers l'arrière. Elle le trouvait beau, splendide, merveilleux, adéquat. Elle ne le quittait des yeux que pour échanger des regards complices avec cette idiote de Clara qui pouffait derrière ses ongles rouge sang. Je pouvais l'entendre penser :

-Il a suffi qu'on la maquille pour qu'elle envoûte ce garçon formidable !

Elle était persuadée d'avoir transformé la grenouille en princesse. Cette dingue...