[ En Pause ] La Belle Jade

9.

Enfin seule ! A moi, salle de bains, coton et lait démaquillant ! J'ai imprégné le coton de crème quand j'ai eu une hésitation. Je me suis penchée vers le miroir, pour me regarder, à fond. Si je voulais le répéter, j'avais intérêt à me souvenir du modèle. Cette Clara, quoi que j'en pense, possédait la technique. Le mauve était bien posé, plus foncé près de l'oeil, plus pâle en s'éloignant. Le rose-orangé n'était pas étalé au milieu de la joue mais estompé sur le haut des pommettes....

J'ai ouvert le paquet cadeau de Sopha et sorti les boîtiers. Le petit pour les yeux comptait trois couleurs. Le moyen pour joues n'avait qu'un seul ton effrayant. Le gros pour la figure faisait une sorte de tourbillon marronnasse, et je ne voyais pas très bien comment m'en servir.... Sopha avait raison sur une chose : il allait falloir apprendre.

Les filles de ma classe devaient y passer un temps fou le matin. Sans compter celles qui en remettaient une couche entre midi et deux. Je m'étais souvent demandé pour qui, pour quoi, elles se donnaient tant de mal. La plupart d'entre elles n'étaient ni spécialement jolies ni spécialement moches. Elles n'avaient pas spécialement de boutons. Et elles n'avaient pas d'amoureux répertoriés. Mais peut-être espéraient-elles en trouver un ? Dans la rue, le matin, en venant au collège ? Ou le soir, en rentrant chez elles ? Une figure peinte offre-t-elle de meilleures chances d'attraper un amoureux ? Et si oui, quel genre d'amoureux ?

Mais peut-être n'avaient-elles pas de projet aussi précis. Peut-être ne cherchaient-elles personne. Peut-être voulaient-elles être tout simplement normales. Normalement habillées, normalement maquillées, normalement filles. Le maquillage n'était peut-être pas un truc pour être remarquée... Une sorte de camouflage en milieu hostile. Dans le fond, ces filles avaient peut-être juste une longueur d'avance sur moi...

J'ai passé le coton et la couleur est partie facilement. Tout juste s'il me restait une liseré sombre autour des yeux. Je me suis ensuite baigné le visage dans l'eau tiède. La peau me tirait mais j'avais l'impression agréable d'être toute propre. J'ai piqué un peu de crème antirides à ma mère. Elle était grasse et collante. J'ai pensé qu'il faudrait que je m'achète une crème à moi. La question étant de savoir si la dépense entrait dans le budget général ménage-hygiène ou si je devais taper dans mon argent de poche....

J'ai sorti la pizza du congélateur et je l'ai mise dans le four. Je m'efforçais de ne pas faire de grands gestes inconsidérés, de ne pas chantonner ni parler toute seule. Mais en réalité j'étais totalement exaltée. Pas tellement parce que la voie de l'intégration s'ouvrait (peut-être) enfin à moi. Mais parce que j'allais l'emprunter par la ruse. D'accord, se comporter normalement pour avoir l'air normal n'est pas exactement ce qu'on peut appeler une ruse.... Mais le faire sans y croire ? Pour en tirer un bénéfice immérité ? En trompant son monde ? Ca, c'était de la ruse, et de première qualité.

Un quart d'heure plus tard, Jade la rusée était attablée devant une pizza desséchée et fumante, la fourchette dans une main, le couteau dans l'autre. Elle imaginait avec des petits ricanements la surprise de ses camarades, dès le lendemain, quand elle entendit la clé tourner dans la serrure.

Ma mère. Déjà. Elle avait abandonné ses compagnons de bamboche devant leur tiramisù pour retrouver sa fille chérie. Ou alors, elle s'ennuyait tellement qu'elle m'avait prise comme excuse pour s'éclipser. Enfin, le résultat était là. Jamais tranquille.

-Tu t'es démaquillée ?

-Comme tu 'ois, ai-je fait, l'élocution un peu encombrée par la pizza brûlante.

-C'est une drôle d'idée, quand même, ce maquillage... Tu es contente, au moins ? 

-'rès. 'rès 'on'en'te.

-Tant mieux. Je n'aurais pas cru. Sopha te connaît bien, pour finir. Mieux que moi. Mais il est vrai que les parents ne sont pas toujours bien placés pour comprendre leurs enfants. Et Niall, alors ? Ca dure depuis combien de temps, cette histoire ?....