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Chez nous (une dizaine de têtes en comptant les chiens, soit une famille complète), on appelle ma tante '' Sopha ''. Sopha est le carambolage tragique de Sophie et d'Annouck, qui sont les deux prénoms de la personne concernée. Sopha donc me serrait le bras avec une vigueur très peu féminine en marchant à grandes enjambées entre les rayons. De toute évidence, elle savait où elle allait. Moi, pas. Ça n'avait aucune importance. J'étais passée entièrement sous sa coupe. J'étais l'otage d'une promesse de don.

Je suivais tant bien que mal ma tante propulsée sur ses escarpins (je n'ai qu'une vague idée de ce qu'est un escarpin, mais une chose est sûre : elle n'était pas en pantoufles), quand nous nous sommes arrêtées sous une enseigne aux consonances américaines. Une jeune femme installée derrière une caisse a souri largement en nous voyant débouler. J'ai cru qu'elle connaissait Sopha. Erreur. Cette jeune femme souriait à toutes les clientes qui s'arrêtaient sous son panneau. Elle aurait certainement souri aux clients si elle en avait eus. Mais des clients, ici, on n'en voyait pas beaucoup, ou alors ils accompagnaient des clientes avec l'air égaré de quelqu'un qui s'efforce de penser à autre chose.

-Bonjour ! a lancé l'engageante jeune femme.

-Mademoiselle ! a répondu Sopha sur un ton comminatoire. Nous venons pour la jeune fille...

La vendeuse a consenti à déposer son regard sur moi. Il n'était que trop clair qu'elle partageait entièrement l'avis de Sopha : " Elle ne pourrait pas faire un petit effort ? "

-Quelque chose de discret ?

Sans nous laisser le temps de répondre, elle a ajouté : 

-C'est tout nouveau, le maquillage, pour toi, hein ? 

Je n'aime pas beaucoup que des gens que je ne connais pas me tuttoient. J'ai l'impression qu'on va me demander de passer le balai ou de changer le gosse dans les secondes qui viennent.

-C'est vrai madame, vous avez raison.

Elle a haussé le sourcil.

-Tu peux m'appeller Clara, tu sais.

-Oui madame.

J'étais en train de pulvériser le record de la muflerie. Il était temps que Sopha reprenne les choses en main. 

-Un peu de poudre sur le visage, de la couleur sur les yeux. Et du mascara, pour ouvrir le regard...

Clara fouillait avec diligence dans une trousse ouverte à côté de sa caisse.

-On va essayer tout ça, la jeune fille se fera son idée. Elle peut s'asseoir sur le grand tabouret, là, en face des miroirs...

J'avais gagné de passer de la deuxième à la troisième personne et cette séance de grand magasin était sur le point de tourner au cauchemar. J'ai bredouillé :

-Je ne crois pas que...

Comme si j'avais le choix. Sopha m'a assise d'autorité sur mon socle et j'ai jeté un regard désespéré autour de moi. Parmi toute cette foule, il allait sûrement se trouver quelqu'un pour me reconnaître. Juchée sur mon tabouret géant, j'étais la plus belle pièce du stand.

-La jeune fille va fermer les yeux, ordonnait maintenant Clara en se saississant d'un immense pinceau ébouriffé.

Et j'ai fermé les yeux, en priant le ciel que ce soit pour toujours. Mais le ciel n'en fait qu'à sa tête. Quand j'ai levé les paupières, j'étais toujours vivante, et elles étaient mauves. Mes paupières. D'un beau mauve presque violet, celui qu'on porte habituellement quand on s'est pris une porte dans l'arcade sourcilière. Le reste était à l'avenant. Peau orangée, pommettes vermeilles. Je ne peux pas dire que je ne me reconnaissais pas. C'était bien moi. Mais peinte. Comme si je me préparais à chanter " Sous le ciel de Paris " en fourreau lamé. Sur scène, au cabaret.

  Clara me couvait du regard, et seule sa modestie l'empêchait de clamer sa fierté à la face du monde. Quand à Sopha, elle rayonnait.

-Alors? Contente?

Que vouliez-vous que je dise ?

-Incroyable, ai-je murmuré.

Puis j'ai ajouté : 

-On peut tout enlever, maintenant ?

Mes deux comparses ont éclaté de rire. Elles riaient même tellement qu'elles étaient obligées d'essuyer leurs paupières inférieures du bout de l'auriculaire (rapport au mascara).

-Mais ma chérie! a hoqueté Sopha. C'est pour toi!

  Elle sortait sa carte bleue pour payer Clara qui emballait joyeusement ses petites boîtes quand j'ai entendu, tout près de moi, avec une effrayante clarté, une voix étonnée qui disait : 

-Jade? C'est toi?...

[ En Pause ] La Belle JadeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant