Les pires moments de l'existence sont parfois suivis d'accalmies trompeuses. J'ai ainsi vécu une quinzaine de jours paisibles, dans l'harmonie familiale et amicale. Si ma mère fréquentait Brian, elle avait le bon goût de le cacher. Quant à Niall, il n'avait pas l'air de m'en vouloir de ma perquisition chez lui. D'une certaine façon, il semblait même soulagé. Mes lendemains chantaient et j'étais d'excellente humeur. Jusqu'à ce matin, qui avait pourtant commencé comme le plus beau des matins. À mon réveil, un rayon de soleil dansait entre mes rideaux. Ma mère débauchée me semblait idéale, et mon fiancé bilingue parfait. Même l'ascenseur matinal était mon ami. Il me portait en hoquetant vers un avenir radieux. Rétrospectivement, je me dis qu'il aurait pu aussi bien tomber en panne entre deux étages.

Le travailleur Niall m'attendait en souriant, la main déjà prête à attraper la mienne. J'avais le sentiment régressif et moelleux d'être de retour au CP. Bref, nous étions joyeusement partis pour une nouvelle journée d'études... Quand les choses se sont mises à débloquer.

À l'entrée du collège, rien n'avait sensiblement changé. Filles et garçons étaient toujours agglomérés en grappes brissantes devant le portail. Ils bavardaient toujours avec animation, ne s'interrompant que pour jeter de brefs regards aux nouveaux arrivants. En situation normale, nous aurions traversé la foule cordiale et distraite, avant de nous fondre dans le flux.

Mais la situation n'était pas nous normale. Au moment où nous sommes entrés dans leur champ de vision, brusquement, les groupes se sont tus. On s'écartait devant nous. Une haie se formait au fur et à mesure que nous avancions. Fini les regards mollement bienveillants. Ils avaient été remplacés par des yeux stupéfiés. On nous dévisageait. Un silence assourdissant nous accompagnait.

-Qu'est-ce qui se passe ? a murmuré Niall.

-J'en sais rien.

-J'ai l'impression désagréable d'être entré dans un monde parallèle.

-Tu n'es pas tout seul, je te rassure. On est au moins deux à avoir fait le grand saut.

-Sur m'a gauche, j'ai aperçu Perrie. Je lui ai adressé un sourire de noyée. Elle m'a répondu par une grimace apitoyée. Et elle a rougi jusqu'à la racine des cheveux.

-Niall, ai-je dit, prépare-toi. Dans cinq minutes, ils se jettent sur nous et ils nous découpent en morceaux.

Il s'est tourné vers moi et il a pointé son index en direction de mon nez.

-Qu'est-ce que tu as fait ? Avoue !

-J'ai rien fait ! Et d'abord : pourquoi moi ?

-Il faut bien que quelqu'un ait fait quelque chose, et puisque ce n'est pas moi...

Dans la salle de classe, un bourdonnement déplaisant a rempli tout le silence. D'ordinaire, l'ambiance est plutôt aux rires aigus et aux cris incontrôlés. Là, on aurait dit que chacun s'efforçait de parler à voix basse pour ne pas être entendu. Entendu de nous, ça va sans dire. J'attendais avec impatience que la prof entre dans la salle. Comme si l'arrivée d'une personne normale dans le bocal d'agités pouvait remettre de l'ordre dans le cours des choses....

Mme Barbot a franchi la porte, elle a jeté son cartable sur le bureau, et elle a tourné son visage attentif... vers nous. Elle est restée quelques secondes à nous contempler en souriant, comme si nous étions les deux seuls élèves présents dans sa classe. Lentement mais sûrement, Niall a perdu son calme. Il s'est mis à jeter autour de lui des regards affolés. Il avait l'air du type qui vient de sortir de la capsule et qui hurle tout seul dans l'espace. Enfin, après une très longue période d'observation, elle a bien voulu commencer le cours. Nous étions sauvés. Pour cinquante minutes.

La sonnerie, qui était d'habitude à mes oreilles comme une libération, a retenti comme une condamnation. Le temps de changer de salle, il faudrait affronter à nouveau la foule inquiétante.

-J'ai pas envie de sortir d'ici, ai-je glissé à Niall en rangeant mes affaires dans mon sac.

-Ça tombe bien, a répondu Niall. Barbot non plus.

En effet, au lieu de filer comme à l'ordinaire, son cartable sous le bras, elle était toujours à son bureau, les bras croisés.

-Jade ! a-t-elle lancé comme j'arrivais presque à la porte.

-Oui ?...

[ En Pause ] La Belle JadeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant