On ne connaît pas vraiment quelqu'un avant d'avoir traversé avec lui des situations extrêmes. Il faut avoir fait semblant de sortir ensemble pour prendre la mesure de ses qualités. Je m'apprêtais donc à faire la connaissance du vrai Niall. Et la situation extrême consistait à remonter le chemin qui mène au collège au milieu d'un amas de filles et de garçons généralement malveillants. Evidemment, ce n'était pas la première fois. Ce chemin, nous le remontions tous les matins. Mais ce matin-là était très différent. Il était comme le premier matin du monde. Soit, pour résumer, un stress mythologique. Nous nous en sommes sortis comme des dieux. Sans vouloir le flatter, tout le mérite en revient à Niall. C'est lui qui a tout fait. Plutôt que de m'empoigner globalement la main et de la presser comme un doudou, il a vaguement mêlé le bout de ses doigts au bout des miens, en même temps qu'il imprimait à son bras un mouvement de balancier. Le résultat était à la fois incroyablement discret (juste le bout des doigts) et merveilleusement visible (le joyeux balancier).

J'étais tellement saisie par l'élégance du geste que j'en ai oublié d'être terrifiée. Dans un état normal, j'aurais voûté le dos et baissé la tête, au moins pour tenter de dissimuler ma figure écarlate. Mais là, pas du tout. Je n'avais aucune envie de rougir. Juste envie de rire. J'avançais la tête bien droite, de l'amusement plein les yeux.

Un certain nombre de gens, qui d'habitude ne se donnaient même pas la peine de lever la tête pour nous saluer, nous fixaient maintenant avec des yeux de poissons. Leurs regards allaient de nos mains à nos visages, en essayant de trouver une explication raisonnable à ce qu'ils voyaient. Nos sourires passaient pour une manifestation visible de notre nouvelle condition : nous étions transfigurés par le rayonnement de l'amour. Tout cela se déroulait sous un frais soleil de printemps et j'avais le sentiment étrange d'interpréter le premier rôle dans une publicité télévisée pour des chewing-gums.

Enfin, nous sommes arrivés devant la porte du collège. Niall m'a lâché la main.

-Je crois que ça suffit. Si on en fait trop, on va perdre notre crédibilité. 

Comme prévu, une fois en cours, il a suffi que nous soyons assis à nos places habituelles (c'est-à-dire l'un à côté de l'autre) pour confirmer l'événement. Quelques curieux se sont retournés pour vérifier de leurs yeux l'incroyable rumeur... Jade et Niall, tu y crois, toi ?

Entre-temps j'avais un peu oublié cette histoire de maquillage. Elle avait perdu de son pouvoir inquiétant. Elle faisait tout simplement partie du dispositif. Elle était comme un accessoire de scène. La surprise de la prof d'histoire m'a ramenée à la réalité. Cette pauvre Barbot n'arrivait pas à détacher les yeux de mon visage. C'était bien la première fois que je l'intéressais à ce point. D'habitude, j'appartiens plutôt à la catégorie des invisibles.

Je n'étais pourtant pas la seule maquillée de cette classe. Jusque-là, j'étais même l'une des rares à sortir le visage à l'air. En état de nature pour ainsi dire. Dans le fond, pour une fille comme moi, le maquillage n'était qu'une manière de rentrer dans le rang. Il n'aurait pas dû attirer l'attention. Mais ce ne sont pas les faits qui frappent les esprits. Ce sont les changements. Ils activent la circulation cérébrale. 

Grâce à quelques manoeuvres habilement dispersées dans la journée, nous maintenu la circulation cérébrale à un haut niveau de débit. Il est vrai qu'il ne fallait pas grand-chose pour entretenir l'intérêt des foules. Se pencher l'un vers l'autre pour se parler. Se tendre mutuellement sa veste. Tout faisait signe. Ou n'importe quoi.

-Je n'en peux plus, ai-je dit à Niall.

La journée était finie, nous étions sur le chemin du retour, libres de nos mains, il n'y avait plus personne pour nous regarder.

-Je ne pensais que ce serait si fatigant, a soupiré Niall.

Il semblait à bout. Je l'ai réconforté.

-Maintenant, ce n'est plus qu'une question d'habitude. Le plus dur est fait.

-Tu crois ? 

Il était dubitatif. Il n'avait pas tort...

[ En Pause ] La Belle JadeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant