Parmi les nombreuses particularités fascinantes de Niall, je compte sin intérêt pour la grammaire. Il est grammairien comme d'autres sont sportifs. Sans qu'on sache très bien d'où ça leur vient. Il est tellement grammarien qu'il invente des règles, comme il inventait des villes quand il était petit. Il dit par exemple : 

-Si on ajoutait une désinence aux substantifs, en accord avec le mode de verbes conjugués, je crois qu'on pourrait inscrire dans la langue une nouvelle nuance, très amusante, sur le caractère de réalité de l'énoncé.

Il a sur le visage, quand il tient ce genre de propos insencé, un air de bonheur qui fait chaud au coeur. Ou froid dans le dos, selon la sensibilité de chacun. Pour ma part, j'ai renoncé depuis quelques années à essayer de comprendre ce qu'il dit. Mais j'adore le sourire enthousiaste qu'il a pour le dire.

Par modestie, il prétend que parler le chinois l'a beaucoup aidé à comprendre la beauté de la grammaire française. Je crois, moi, qu'avoir deux langue au lieu d'une n'aurait fait que m'embrouiller. Par ailleurs, et contrairement à ce qu'on pourrait croire, son talent ne lui attire que des ennuis. Comme si la gentillesse ne suffisait pas... Les élèves trouvent qu'il est un intello coincé, et les profs un provocateur arrogant. Dernièrement, suite à une remarque typiquement niallériquienne, le prof de français a claqué son manuel sur son bureau.

-Monsieur Horan, a t-il protesté, si vous tenez tant que ça à faire le cours à ma place, je vous en prie, prenez l'estrade ! 

J'aurais bien aimé qu'il s'y colle mais il a été obligé de refuser. Le prof ne lui aurait jamais pardonné. Et je ne parle pas de la classe. On en a lapidé pour moin que ça.

Bref, nous nous sommes tranquillement bouclés dans ma chambre et Niall a fait les exercices en cinq minutes. Ensuite, je n'ai eu qu'à recopier. Régulièrement, des éclats de rire sonores nous parvenaient du salon. On s'amusait bien là-dedans. Nous avions intérêt à nous tenir à carreau. Pas question de mettre le nez dehord avant la fin des festivités.

-Et pour finir, ai-je demandé, tu as trouvé une veste ?

-Ma mère a trouvé une veste. Je l'ai arrêtée avant qu'elle mette la main sur la cravate assortie.

-Cravate ?

-C'est son rêve. Un fils en costume-cravate. Pour une remise de diplôme. Ou un mariage. Une occasion officielle, quoi. J'ai réussi à éviter la cravate jusque-là. Mais je ne peux pas dire non à tout. J'ai horreur de la décevoir. Alors j'ai une veste. Au moins elle est à ma taille. Et elle est noire.

-Tu la mettras pour aller au collège ? 

-Ca ne va pas ? Tu veux ma mort ?

Une personne qui n'y vit pas ne peut pas se rendre compte de la dictature qui règne dans un collège. Je ne crois pas. Il s'agit d'une forme de dictature très particulière, et très efficace, parce qu'elle n'arrête pas de se renouveler. Je veux dire que si les dictateurs changent, la dictature reste. Le collégien est jugé sans cesse et il est jugé sur tout. Ses vêtements. Sa manière de parler, de marcher, de s'asseoir. La marque de son sac à dos. De ses baskets. Son comportement en classe, à la cantine. Ses amis. Sur chacun de ces points, il est vivement recommandé d'avoir l'accord du groupe, et l'aval de ses dominants. Parce que sinon, c'est l'enfer. Et l'enfer peut se manifester de nombreuses façons. Par exemple, l'isolence. On ne vous parle pas, on ne vous regarde pas. Ou encore, la rumeur. On se moque, on parle dans votre dos. Ou même l'hospitilité déclarée. On vous bouscule, on renverse votre sac. Dans tous les cas, la solution la plus économique consiste à se taire et à se faire oublier. Et à assayer d'avoir une vie dehord, s'il reste assez de temps pour cela. La pire erreur consiste à se faire remarquer. A moins de faire partie des dominants, la différence est un défaut, l'originalité une tare. Au collège, il faut se fondre dans la masse ou devenir invisible. Niall et moi avions un point commun : jusque-là, ni lui ni moi n'avions adopté la bonne stratégie...

[ En Pause ] La Belle JadeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant