[ En Pause ] La Belle Jade

10.

Pauvre petite et fragile maman ! Quand je pense très fort à elle, il m'arrive de me sentir atrocement sentimentale. J'aimerais sentir aussi quelque chose à propos de mon père, malheureusement je ne l'ai pas vu depuis quelques années. Je n'ai qu'une mère pour parents, et parfois elle me fait pitié. Elle était là, à regarder tristement ma pizza en se faisant du souci pour sa grande fille.

-Eh bien, ai-je commencé, Niall..., en fait c'est tout nouveau. C'est même assez inattendu. Pour être franche, je ne suis pas sûre que ça ait commencé. Un non-événement, si tu veux. Tu vois, il n'y a rien à craindre. A ta place, je ne m'inquiéterais pas....

Si j'avais eu l'intention de la rassurer, c'était raté. Si je me fiais à son regard perdu, j'étais plutôt en train de l'affoler.

-Qu'es-ce que tu me racontes ? Tu sors avec lui, ou non ? 

Je restée muette. J'ai beaucoup de mal à utiliser la ruse avec ma mère. Pour quoi faire ? Elle ne m'attaque pas, je n'ai pas à me défendre, elle est plutôt gentille, je ne suis pas méchante. Alors ?

-Je sors avec lui, je sors avec lui... C'est vite dit. Les gens croient des trucs mais ça ne veut pas forcément dire qu'ils ont raison...

Un brouillard d'incompréhension a troublé son regard maternel. Puis les sourcils se sont froncés et le brouillard s'est dissipé sur une lueur de désapprobation. L'incompréhension a fait place au reproche.

-J'ai beaucoup de sympathie pour Niall, a remarqué froidement ma mère.

-Moi aussi, ai-je approuvé.

-Dans ces conditions, j'aimerais bien que tu fasses attention. Niall n'est pas un jouet.

Un jouet ? Elle débloquait complètement.

-Qu'est-ce que ça veut dire ?

-Je ne veux pas que tu te comportes avec lui comme une coquette. C'est un garçon sensible et à mon avis assez vulnérable. Il faut que tu te rendes compte qu'il éprouve des sentiments et que tu peux le blesser.

Alors là, c'est la meilleure ! Elle ne se faisait aucun souci pour moi. C'était pour lui qu'elle s'inquiétait. Pour un type que j'avais passé la majeure partie de mon existance à défendre.

-Coquette ? Tu as dit "coquette" ?

-Coquette, parfaitement, a-t-elle répondu en me fixant droit dans mes yeux encore un peu maquillés.

Et voilà ! Quelques milligrammes de poudre mauve autour de l'oeil et j'étais devenus la Grande Coquette, l'Irrésistible Mangeuse d'Hommes. Mon charme vénéneux allait hypnotiser ce pauvre Niallou, suite à quoi je le dévorerais tout cru. Ensuite, je danserais sur sa dépouille. La samba. Probablement. Merci Sopha.

-C'est à cause du maquillage, tout ce délire ?

-Pas du tout, a-t-elle menti avec effronterie. Je relève des faits. Tu ne peux m'empêcher d'avoir des yeux pour voir.

-Pour voir quoi, exactement ?

-Tes virées dans les magasins avec Sopha, tes attitudes avec Niall, et tout ce manège avec ce photographe....

Brian, maintenant. Brian et ses photos stupides pour rendre service. Brian, ses deux cent cinquante ans, sa grande chemise et son petit bidon. C'était complet. Je me suis levée de table et j'ai balancé le reste de la pizza à la poubelle.

-Tu n'as plus faim ?

-Tu m'as coupé l'appétit.

Ma mère a haussé les épaules.

-C'est m'accorder beaucoup d'importance... Tu n'es pas en train de devenir anorexique, au moins ? 

-Je crois que si. A partir de maintenant, je vais me nourrir de pépins de pomme en attendant de mourir de faim.

-Ne fais pas la maligne. Une quantité de jeunes filles très jolies et très brillantes...

-Tu ne crains rien. Une fille moche et stupide, c'est ta garantie anti-anorexie.

-Je t'en prie ! a protesté ma mère. Ne sois pas si agressive.....

Pour lui éviter d'avoir à supporter plus longtemps ma coquetterie, mon anorexie et mon agressivité, je me suis retranchée dans ma chambre. En temps normal, je me serais épuisée en monologues vengeurs, avant de m'endormir vaincue par la rage. Mais cette fois, pas du tout. Etrangement, je n'éprouvais pas tant de fureur contre ma mère qu'un immense sentiment de curiosité. Depuis ma rencontre avec Sopha, au milieu de cette étrange journée, quelque chose était en train de se passer. De quelle nature ? J'aurais été incapable de le dire. Mais l'incertitude n'enlevait rien à mon excitation, ni à ma curiosité. Demain, me disais-je en m'endormant, on verra bien demain...

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