[ En Pause ] La Belle Jade

18.

Le problème, avec les histoires d'amour publiques, est que si tout le monde est ravi qu'elles commencent, tout le monde attend avec impatience qu'elles finissent. Dans le fond, ce qui intéresse la foule, ce n'est pas tellement l'amour. C'est l'histoire. Il faut qu'il se passe sans cesse quelque chose pour entretenir l'intérêt. En trois jours, nous en avions déjà fait beaucoup. Après le balancier des mains, la poursuite à coups de sac avait eu son petit succès. Les spectateurs étaient globalement satisfaits. Mais ils voulaient de nouveaux épisodes.

En guise de remerciement pour la performance, à moins que ce soit pour entretenir le suspense, les gens se montraient étrangement sympathiques avec nous. D'une certaine façon, nous étions devenus attirants. Je le remarquais aux regards intéressés qu'on me lançait, tant du côté des filles que des garçons (même s'ils étaient d'une nature un peu différente, plutôt envieux d'un côté, plutôt curieux de l'autre).

-C'est quand même bizarre, ai-je dit à Niall. Je n'ai rien changé, et, par la seule magie de toi, je suis devenus visible.

-C'est juste qu'ils se demandent tous ce que je peux bien te trouver. Après tout, si tu as été capable de me séduire, c'est que tu dois bien avoir un petit quelque-chose. Ils aimeraient savoir ce que c'est. Et si possible se l'approprier. Ce charme caché fait de toi une fille irrésistible.

-Si je suis ta logique, on peut te considérer comme un type absolument craquant...

-Je sais que ça peut surprendre, surtout une fille aussi séduisante que toi, mais c'est un fait. Je suis une bombe. Et avec un peu de chance, j'embrasse bien.

-Arrête de dire tes trucs répugnants ou je te plaque !

-Tu aurais tort. Ce serait une terrible régression. Comme de redevenir grenouille après avoir été princesse.

Notre notoriété étant suffisamment établie, Niall s'est senti libre de redevenir lui-même en cours de français. Il s'est notamment illustré en récitant des vers d'un poème qui n'était même pas dans le manuel.

Quelque chose comme : "Rien, cette écume, vierge vers / A ne désigner que la coupe / Telle loin se noie une troupe / De sirènes mainte à l'envers." C'était comme une langue étrangère. Joli mais spécial.

-Monsieur Horan, a fait le prof d'une voix mourante, vous citez Mallarmé...

Normalement, après un coup comme ça, la moitié de la classe aurait dû le mépriser, et l'autre le detester. Il l'avait bien cherché. Seulement, il faut savoir que, chez un type séduisant, tout séduit. C'est atrocement injuste mais c'est comme ça. Un tee-shirt déchiré, une scarification hideuse, un sac à dos mauve pâle, les vers incompréhensibles d'un poète barbu... Tout lui profite. L'individu séduisant n'est jamais pris en défaut. Car il lance la mode. Ce jour-là, chaque garçon de cette classe aurait rêvé de connaître ne serait-ce que trois vers de La Fontaine les apprissent, aurait dit Niall.

Pour un type qui avait passé la plus grande partie de son existence écrasé sous le poids de sa timidité, il était en train de prendre une revanche flamboyante. Il avait suffit d'un encouragement pour lever ses inhibitions et le faire paraître pour ce qu'il était, dans le fond, et sans doute depuis toujours : un hystérique complet.

-Niall, ai-je dit sur le chemin du retour (nous avions encore les doigts entrelacés), je ne sais pas si tu as remarqué que tu es en train de changer. Et pas seulement dans les yeux des autres.

-Je sais. Et je sais à qui je le dois. Merci, Jade.

-Non... Attends. Je voulais juste te dire de faire gaffe. Je ne sais pas si j'ai très envie que tu deviennes quelqu'un d'autre... Moi, j'aimais bien le vieux Niall, celui de la maternelle...

-Mais je suis le même ! J'apprenais les albums par coeur en petite section, tu te souviens ?

-C'est vrai. Excuse-moi. Je me prends la tête pour rien.

Pour rien... Si j'avais su ce qui nous attendait, non seulement je me serais pris la tête, mais je l'aurais cognée contre le mur jusqu'à ce qu'elle explose...