L'arrivée à Saint-Savin - 1

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En moins d'un mois, l'espoir d'une victoire rapide se désagrégea devant l'avancée des troupes allemandes. Traversant la Belgique, ils effectuèrent une percée par le nord de la France. Quand la région de Compiègne fut à portée des obus allemands, ma mère et moi quittâmes le château familial pour rejoindre Paris, où vivaient mes grands-parents.

Durant une semaine, je découvris à quel point le père de ma mère était un homme irascible, tenant sa maison d'une main de fer, bien loin de l'homme cordial que j'avais l'habitude de croiser occasionnellement. De plus, l'atmosphère générale était devenue encore plus lourde car rien ne semblait arrêter l'envahisseur et Paris allait, peut-être, tomber à son tour. Ma mère se débrouilla pour joindre mon père qui avait été mobilisé à l'état-major et ils convinrent de nous faire quitter la ville le plus vite possible. Sans que je sus très bien comment, elle organisa notre départ tout en tenant au maximum mon grand-père à l'écart de son initiative.

Le matin du 28 août, nous embarquâmes avec deux malles à bord de l'un des rares trains qui n'était pas réquisitionné pour le transport des troupes vers le front, en direction de la région bordelaise où vivait la meilleure amie de ma mère.

Et ce fut ainsi que nous arrivâmes, après plusieurs heures interminables de trajet, sur l'un des quais de la gare Saint-Jean de Bordeaux. Jeanne de Clerfeuille, la meilleure amie de ma mère, nous y attendait, la mine grave. À un pas en retrait, se tenait un homme d'âge avancé dont j'appris très vite qu'il s'agissait d'un des domestiques de la famille qui faisait office de chauffeur.

« - Berthomée ! Ma chère, vous voilà enfin arrivés sains et saufs ! » s'exclama Madame de Clerfeuille en tombant dans les bras de ma mère.

Toutes les deux se connaissaient depuis leurs années de pension dans une institution pour les jeunes filles. Ce genre d'établissement, coûteux et austère, formait les héritières des bonnes familles à devenir de parfaites épouses et des mères irréprochables. La vie, entourées de religieuses sévères, n'y était pas toujours douce et l'amitié entre pensionnaires permettait de traverser les rigueurs de cette éducation.

Jeanne et ma mère s'étaient donc appuyées l'une sur l'autre durant ces années. Puis, après avoir quitté leur institution pour se marier, elles étaient restées grandes amies, au point de s'écrire toutes les semaines depuis plus de vingt ans.

Moi, je ne l'avais vu qu'à quelques reprises durant ma courte existence, et je me rappelais vaguement le visage doux de cette femme. La dernière fois que je l'avais rencontrée, je devais avoir 10 ou 11 ans et j'en avais gardé un souvenir agréable puisqu'elle m'avait offert une boite de cannelés. Cette pâtisserie bordelaise avait fait mon plus grand bonheur.

« - Mon Dieu, Louis ! Comme tu as grandi ! Te voilà déjà plus grand que moi. Tu es presque un homme... s'écria Jeanne, en se tournant vers moi.

- Les années passent si vite, se lamenta ma mère.

- À qui le dis-tu ! Mon propre fils que je n'ai pas vu grandir est déjà assez grand pour aller à la guerre. »

La voix de Madame de Clerfeuille se serra en prononçant cette dernière phrase.

Pendant que ma mère et son amie tentaient de se rassurer mutuellement face à l'horreur de notre époque, le chauffeur avait adressé un signe aux hommes qui, à cette époque, chargeaient et déchargeaient les effets les plus encombrants des voyageurs. Nos bagages prirent place sur un chariot et nous sortîmes de la gare afin de rejoindre une magnifique Panhard noire qui stationnait à proximité de l'entrée des voyageurs. Puis, alors que je me pensais être arrivé à bon port, nous eûmes encore une heure de trajet dans cette rutilante automobile avant de terminer notre périple jusqu'au château du dix-septième des Clerfeuille, dont la propriété s'érigeait au milieu d'un écrin boisé entouré des vignes du Blayais.

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