Dimanche d'été - 1

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Quand les jumelles envahirent la salle de bain ce dimanche matin, elles me tirèrent d'une longue nuit sans rêve. J'avais rejoint ma chambre vers vingt-deux heures la veille, et après la lecture de quelques pages de mon roman en cours, Morphée était venu me transporter dans ses bras. La soirée avait été calme. Comme à leur habitude, Jeanne nous avait fait la lecture des dernières nouvelles parues dans le journal pendant que Capucine faisait courir ses doigts sur le clavier du piano. Les jumelles, assises côte à côte sur un divan, lisaient. Églantine avait conservé sa tresse. C'était l'unique témoignage de notre après-midi ensemble. Les sœurs s'étaient montrées d'une réserve polie à mon égard. Même si cela m'avait étonné au départ, j'avais fini par comprendre qu'elles avaient endossé leur costume de jeunes filles de bonne famille, telles deux caméléons s'adaptant à leur environnement social.

En conséquence, j'avais concentré toute mon attention aux nouvelles de la guerre. De ce coté, rien ne portait à l'optimisme. Les troupes allemandes menaçaient toujours la capitale. Article après article, le sentiment de culpabilité s'installait durablement en moi. J'aurais voulu avoir les vingt-ans nécessaire pour être mobilisé et défendre mon pays. Tout au long de ma scolarité, on m'avait inculqué cette idée de revanche face aux allemands. Pendant des années, mes différents instituteurs puis mes professeurs nous avaient montré la tache noire qui recouvrait l'Alsace et la Moselle sur la carte de France qui ornait les murs de la classe. Malheureusement, la revanche avait commencé sans moi.

Mais en ce dimanche matin, ce ne fut pas ce regret qui assombrit ma bonne humeur. Ici, comme à Compiègne, le dimanche matin était synonyme de messe. Malgré tous leurs efforts, jamais mes parents n'étaient parvenus à m'inculquer la foi. Au grand regret de ma mère, plus les années passaient et plus tout ce qui s'approchait de la religion m'ulcérait. Je n'y voyais que soumission à de sombres superstitions d'un autre âge. Chaque jour davantage, la science et le savoir démontraient que l'existence d'un être divin était une vaste supercherie. Pourtant les esprits faibles continuaient à croire en ces fadaises. Et c'était toujours avec douleur et colère contenues que je devais subir ce supplice dominical.

Je rejoignis ma mère et la famille Clerfeuille dans la salle à manger. Je les saluai d'un mouvement de tête et vins m'asseoir à la dernière place libre à la droite d'une des jumelles. Ces dernières, habillées de gris, avaient décidé de porter la même coiffure constituée de nattes qui partaient des côtés pour être réunies à l'arrière de la tête. Il m'était de nouveau impossible de distinguer l'une de l'autre et cela m'irrita plus que de raison.

Durant ce déjeuner, je me contentai d'avaler mon bol de chocolat et de goûter mes viennoiseries sans prendre part aux conversations enjouées que toutes ces femmes alimentaient sans interruption. Constatant ma mine renfrognée, la maîtresse des lieux s'étonna :

«- Que se passe-t-il Louis ? Tu m'as l'air soucieux.

- Louis n'aime pas les dimanches matins. La messe le rebute, expliqua ma mère avant que je n'eus le temps de trouver une explication courtoise.

- Vous m'en voyez désolée, s'excusa Jeanne en réprimant un sourire. En plus, au village, nous avons un curé assez... particulier. Un anti-républicain des plus farouches qui, à chaque sermon depuis la loi de séparation, honnit cette France républicaine et laïque, autant dire diabolique. Il a réussi à faire fuir la moitié de Saint-Savin à force d'attaquer la République et de promettre la damnation éternelle à tous ceux qui ne se rangeaient pas derrière son étendard. »

Bon sang ! Pourquoi fallait-il que je tombe sur un de ces corbeaux maléfiques ? À cette pensée, mon croissant me tomba des mains et vint finir sa course dans mon bol en m'éclaboussant. Les trois demoiselles Clerfeuille ne parvinrent pas à dissimuler leurs rires. Même nos mères masquèrent leur sourire derrière leur serviette.

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