Septembre - 2

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Je me dirigeai vers la fille de la cuisinière. Celle ci payait des œufs à une vieille femme édentée, au visage tanné par une longue vie au grand air. Gabrielle me sourit quand elle me vit approcher.

«- Bonjour Monsieur Louis. Que faites-vous ici ?

- Je ne savais pas quoi faire, alors je suis venu me balader au village. J'ignorai que c'était jour de marché.

- Et vous êtes venu à pied ?

- Non, j'ai laissé le vélo à la gare. »

Je pris le panier qu'elle tenait en main afin de la soulager de son poids et lui proposai de l'accompagner pour les derniers achats. Nous nous frayâmes un chemin parmi les clients qui s'amassaient dans les halles couvertes. Gaby fit une halte à l'étale d'un crémier, afin de lui commander deux livres de beurre pour la fin de la semaine, puis à celui d'un marchand de volailles pour lui prendre deux poulets de belles tailles.

Durant nos achats, je constatai à quel point la jeune femme était connue des marchands et des habitants de Saint-Savin. D'ailleurs, tout le monde connaissait la famille de Clerfeuille et leur personnel. Cependant, les regards traînaient davantage sur moi. Par moment, quelques commères arrêtaient leur conversation pour nous dévisager et se demander, pas toujours de façon discrète, qui était ce jeune homme vêtu comme un Môssieur et qui faisait le porteur pour Gabrielle. Cela semblait amuser la jeune femme.

«- Vous ne passez pas vraiment inaperçu, Monsieur Louis.

- Pourtant, je ne fais rien pour me faire remarquer.

- Un jeune homme de votre rang qui accompagne une domestique et qui lui tient son panier quand elle fait son marché, je peux vous assurer que ça ne se produit pas souvent ici. Si vous étiez vêtu comme les gens du commun, vous passeriez pour mon promis, plaisanta l'intrépide Gaby.

- Ce ne serait pas désagréable, rétorquai-je en lui adressant un sourire en coin.

- Allons Monsieur Louis, ne jouez pas à ce petit jeu. J'ai la tête sur les épaules et je sais où est ma place. Vous êtes encore très jeune et vous ne connaissez pas l'étendu de votre charme. Une autre, à la cervelle plus légère, prendrait cela pour le début d'une cour. Soyez prudent quand vous dites cela. »

Je n'étais guère expérimenté dans l'art de la séduction et j'ignorais ce qui pouvait être dit à une jeune femme sans porter à confusion. Sans doute Gabrielle avait-elle raison : dire à une femme que l'on se serait pas fâché de passer pour son fiancé pouvait laisser entendre bien des choses.

Nous quittâmes le marché couvert pour rentrer au château. Nous passâmes par la gare pour récupérer mon deux roues et sortîmes du bourg. Seuls sur le chemin, nous fûmes plus timides tous les deux. J'avais le lourd panier à une main pendant que l'autre tenait le guidon de la bicyclette. Nous marchions côte à côte sans rien dire. Sur le trajet, nous croisâmes un facteur juché sur son vélo, une lourde sacoche en cuir brun sur le côté.

«- Tiens, la Gabrielle ! Tu tombes bien, s'écria l'homme à l'épaisse moustache noire et à la casquette de travers quand il fut à notre hauteur. J'ai du courrier pour le château. Tu veux bien le prendre et le porter pour moi ? Ça me ferait gagner du temps dans ma tournée. »

La jeune femme accepta et le facteur reprit sa course paisible.

«- Oh regardez, il y a une lettre pour votre mère, Monsieur Louis, remarqua-t-elle en me tendant l'enveloppe.

- Probablement mon père. Gabrielle, lorsque nous sommes tous les deux, pourriez vous ne plus m'appeler Monsieur. Nous sommes amis, non ?

- Je suis désolée, me répondit-elle après un instant de réflexion. Même si nous le voulions tous les deux, nous ne serons jamais des amis, des vrais amis. Nous ne sommes pas du même monde. Dans quelques années, vous serez le baron de Vanthenat à la suite de votre père quand moi, je serai probablement la cuisinière de Monsieur Jacques. Même si certaines choses ont changé, de nombreuses demeurent immuables, même en république.

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