Le réveil fut difficile. Les jumelles s'agitaient dans la salle de bain, des voix me parvenaient de la cour du château mais j'eus toutes les peines du monde à ouvrir les yeux. Et encore plus à m'extraire de la douce chaleur de mon lit. La nuit ne m'avait pas reposé et les rêves étranges que j'avais faits avaient laissé une sensation désagréable.
La veille, Suzanne avait choisi, dans les affaires de ses fils, plusieurs tenues qui me conviendraient plus que mes habits de la ville pour passer mes journées entre les rangs de vigne. Quand le cabinet de toilette fut libre, je m'y changeai avant de descendre prendre mon petit déjeuner dans le salon avec les autres. En apercevant ma mère à sa place habituelle, le souvenir de son futur départ jaillit dans mes pensées.
«- Cette tenue te va à ravir, se moqua l'une des jumelles en découvrant mon accoutrement. »
C'est vrai que j'avais un drôle d'aspect. Je flottais littéralement dans les vêtements que la cuisinière m'avait passés et les jambières des pantalons étaient légèrement trop courtes. De toute évidence, le frère de Gabrielle dont je portais les habits était plus petit et plus costaud que moi. Mais cela ferait l'affaire.
Je pris place à côté de ma mère et avalai un petit déjeuner copieux à base de double ration de café au lait, de brioche, de confiture et d'une pomme. Devant mon appétit d'ogre la maîtresse de maison me demanda :
«- Il doit rester une ou deux vaches au village qui n'ont pas dû être finies de traire à l'heure qu'il est. Veux-tu qu'on envoie quelqu'un chercher leur lait pour combler ton appétit de moineau ? »
La remarque provoqua l'hilarité des jumelles et de Capucine, même si cette dernière camoufla son rire derrière sa serviette. La Gubéran et ma mère sourirent également. Gêné, je reposai ma tasse, ne sachant plus comment faire pour me sortir de cet embarras.
«- Mais non, mon cher Louis, ne fais pas cette tête ! Je te taquinais. Tu as besoin de prendre des forces pour ta première longue journée de labeur. Puis Jeanne de Clerfeuille marqua une pause avant d'ajouter, avec un petit sourire en coin : De toute façon, nous avons des réserves pour plusieurs semaines, cela devrait faire l'affaire pour te rassasier jusqu'à vendredi. »
Cette fois, moi aussi je me déridai et souris. Nous achevâmes le petit déjeuner quand Jules frappa à la porte de la salle à manger. N'ayant pas l'habitude d'interrompre les châtelains de la sorte, il parut intimidé par son intrusion.
«- Excusez-moi de vous déranger, Madame, mais nous allons bientôt devoir y aller. Donc si Monsieur Louis veut venir...
- Oui, nous avons fini Jules, répondit la marquise. Je vais vous accompagner moi aussi afin d'adresser quelques mots à nos vendangeurs. »
Jules se retira, suivi quelques instants plus tard par les femmes de la maison. Je me retrouvai seul avec ma mère, d'une volonté commune. Jeanne de Clerfeuille sortit la dernière et referma la porte derrière elle pour nous permettre de nous faire nos adieux à l'abri des regards. Ma mère me prit alors dans ses bras et me serra chaleureusement contre son cœur. Je lui rendis son affection avec la même tendresse.
«- Tu vas me manquer, maman.
- Toi aussi mon Loulou. Mais rappelle toi que ce n'est que pour quelques jours. Dès que tout sera réglé, je reviendrai ici. Soit pour te chercher, soit pour que nous restions encore ensemble, ici, quelque temps.
- Je le sais, mais même si tu partais deux jours, tu me manquerais.
- Mon chéri... Tout va bien se passer. Montre leur à tous ces bordelais qu'un Vanthenat de Picardie peut faire un aussi bon vigneron qu'eux. Montre leur que tu es un homme, ajouta-t-elle avec un sourire tendre. »

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L'éveil
Narrativa StoricaAoût 1914. Louis de Vanthenat, qui vient tout juste d'avoir seize ans, doit fuir le domaine familial menacé par l'avancée des troupes allemandes. Avec sa mère, ils trouvent refuge au château de Clairefeuille, dans la région bordelaise. Là, à un âg...