Emotions - 2

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La petite bise glacée qui accompagna mes premiers pas vers cette dernière journée de travail de la semaine, me fit rapidement regretter le confort douillet de mon lit. Heureusement, le ciel bleu, à peine parsemé de fins nuages vaporeux, annonçait une belle journée. Jules qui marchait à mes côtés, me demanda :


«- Pas trop fatigué mon garçon ?

- Un peu. Je dois reconnaître que ce matin j'ai eu du mal à me réveiller.

- C'est normal ça. Après une semaine de labeur, il est pas rare d'avoir une petite baisse d'énergie. La journée de repos de demain vous fera pas de mal.

- C'est sur que je serai pas contre une bonne matinée à traîner au lit. Malheureusement, il y a la corvée de l'église. »


Jules m'offrit l'un de ses sourires chaleureux, puis nous avançâmes d'un pas assuré sur la route nous menant à la vigne que nous devions terminer.

Je n'étais pas si malheureux. Au moins, je serai au plein-air, entouré de personnes aimables alors que mes deux complices habituelles et leur aînée seraient obligées de faire bonne figure devant leurs visiteurs.


Parvenus sur la parcelle de terre, nous attendîmes quelques minutes les derniers vendangeurs puis nous nous mîmes à l'ouvrage. Tout le monde paraissait heureux à l'idée de terminer la journée plus tôt qu'à l'accoutumée et de pouvoir jouir d'une bonne partie de son après-midi.


Adrien se montra moins remonté que la veille. Et petit à petit, au fil de la matinée, il redevint le pitre que j'avais découvert quelques jours plus tôt. Même si nos échanges étaient toujours porteurs d'une pointe d'amertume, au moins ils étaient existants et laissaient présager d'une issue favorable. Au détour d'une fin de rangée, je croisai le regard de Constance et son sourire me fit comprendre que l'orage était effectivement passé.


La matinée passa rapidement. Vers onze heures trente, nous vîmes arriver une voiture à cheval tirée par une vieille rosse, trop âgée pour avoir été envoyée comme cheval de trait sur le front. Deux hommes se tenaient sur le banc. Celui qui dirigeait la bête était un employé des chais que j'avais déjà aperçu au détour de mes promenades. Le second était le vieux maître de chais sorti de sa retraite. Les visages autour de moi s'illuminèrent en les voyant approcher.


«- V'la la paye ! s'écria une des femmes de l'équipe. »


Un bourdonnement appréciateur parcourut les rangs et chacun se hâta de finir sa rangée. Le vieil homme, qui semblait connaître tout le monde, sortit d'une sacoche en cuir sombre un paquet d'enveloppe marron sur lesquelles étaient inscrits les noms de chacun d'entre-nous. Quand j'achevai mon rang de vigne, il s'avança vers moi et me tendit mon enveloppe. J'en fus surpris. Je n'avais pas envisagé une seule seconde être payé pour mon travail. Je m'étais porté volontaire en signe de gratitude pour les Clerfeuille et je n'attendais rien en retour.

Jules, qui n'avait rien manqué de ma réaction, me glissa à voix basse :


«- Tout travail mérite salaire, monsieur Louis. »


Après tout, j'avais espéré être traité de la même façon que les autres, et cela passait aussi par là. Chacun récupéra donc son enveloppe avec un large sourire. Presque tous l'ouvrirent pour vérifier son contenu et leur sourire s'agrandissait encore. Les Clerfeuille n'étaient visiblement pas avares avec leurs employés. Je notai que Constance alla donner son enveloppe à une femme de notre groupe sans regarder ce qu'elle contenait. Je compris qu'il s'agissait de sa mère et que, comme la plupart de mes compagnons les plus jeunes, leur salaire contribuerait à la vie de la famille. Peut-être que certains en obtiendraient une pièce de cinq sous ou deux, mais guère plus.

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