La semaine s'acheva par quelques pas dans le parc en compagnie de ma mère. Plus tôt dans cette journée du dimanche, mon troisième sous le toit des Clerfeuille, nous eûmes la chance d'avoir mon père au téléphone. C'était la première fois que je lui parlais depuis des semaines et malgré les difficultés d'une communication aussi lointaine, j'en ressentis une immense émotion. Je savais qu'à son âge, il ne serait pas amené à faire partie des troupes combattantes de première ligne. Mais cela n'affaiblissait en rien la peur de le voir mourir. Un obus longue portée allemand pouvait très bien tomber sur les bâtiments de l'État-major ou il pouvait être pris sous le feu ennemi lors d'une des visites aux troupes qu'il effectuait régulièrement pour superviser la bonne exécution des ordres. Par la suite, maman et lui discutèrent longuement loin des oreilles indiscrètes, dans le bureau où se trouvait le téléphone.
Après le dîner, ma mère tînt à ce que nous soyons seuls dans l'atmosphère apaisante du jardin et du bosquet. Elle passa son bras sous le mien. J'aimais plus que tout ces instants partagés tous les deux. Nous avançames un moment sans se dire le moindre mot. Tout était silencieux autour de nous, hormis le bruissement d'une brise légère dans la cime des arbres. Seuls nos pas sur le gravier blanc de l'allée puis sur les feuilles mortes du sous-bois venaient perturber le calme de l'instant. Enfin, ma mère rompit le silence :
«- Je suis heureuse de te voir aussi à ton aise ici, me dit-elle.
- C'est vrai que je suis bien. Et puis demain, je vais commencer mes premières vendanges. Je suis si impatient. Jules m'a dit qu'il m'expliquerait toutes les étapes de la création du vin.
- N'as tu pas peur des tâches que tu devras accomplir ? Tu n'as pas l'habitude de...
- Maman, j'ai seize ans ! Je ne suis plus un enfant. Une grande partie du village sera là demain. Femmes, enfants, tous viendront remplacer les bras des hommes partis se battre. Et tu voudrais que je reste au château à m'ennuyer ? Papa m'a toujours dit qu'il fallait connaître comment les gens travaillent pour mieux les comprendre. C'est ce que je fais.
- Tu es tout son portrait. Bientôt, tu seras aussi grand que lui. Depuis le début de l'été, tu as pris plusieurs centimètres. Et il va falloir que je pense à t'acheter un rasoir : ton duvet s'épaissit. Mon Dieu, que tu grandis vite, mon Loulou.
- Tu sais, j'aimerais être plus vieux et être avec eux, tous ces hommes qui se battent là bas.
- Je crois que j'en mourrais de te savoir en danger sur le front. »
Ma mère resserra un peu plus son bras autour du mien comme pour m'empêcher de partir et de lui échapper. Mais il est impossible de retenir le temps. Et c'était bien celui-ci qui me conduisait inexorablement vers un destin dont je n'avais pas encore conscience, même si je le pressentais. Pourtant, ce n'était pas moi qui m'apprêtais à quitter le château le premier.
«- Louis, fit ma mère, plus grave.
- Qu'y a-t-il, maman ?
- Demain je vais prendre le train pour Paris.
- Tu pars, m'écriai-je, surpris. Mais pourquoi ? Tu veux me laisser seul ?
- Je t'en avais parlé, il y a quelque temps. Je dois aller voir ton père afin de régler nos affaires là-bas et voir pour tes études. Ce ne sera l'affaire que d'une semaine ou deux. Je doute que cela me prenne beaucoup plus de temps.
- Peut-être, mais sans toi, ici ce ne sera pas pareil.
- Mais si mon chéri, ce sera pareil. Tu passes déjà énormément de temps avec tes amies et il n'y a que le soir où j'obtiens un peu de ton temps.
- Je suis désolé d'être un mauvais fils, maman, m'excusai-je.
- Mais non, ne dis pas ça. Ce n'était pas un reproche. Je suis vraiment soulagée de te laisser dans un environnement qui te convient. Et puis tu l'as dit toi-même : les vendanges commencent demain. Le temps passera donc plus vite en travaillant.
- Oui mais je savais que tu étais là en cas de besoin !
- Mon grand garçon. Tu es presque un homme mais tu conserves tes réflexes de petit garçon. Je suis sûre que ces quelques jours seront moins désagréables que les longues semaines de pensionnat. »
Bien sur, ma mère avait raison. Mais l'idée de la voir partir me parut douloureuse. Comme elle le disait justement, je conservais des comportements d'enfant malgré cette enveloppe qui ne cessait de se transformer et ces envies nouvelles qui mettaient à bas mon innocence juvénile.
L'air s'était rafraîchi soudainement. Nous regagnâmes lentement le château et rejoignîmes les Clerfeuille dans le salon. Capucine, assise devant le piano, interprétait un air de Massenet pendant que les autres femmes et demoiselles jouaient aux cartes. Ma mère prit place avec elles tandis que je m'installai dans l'un des fauteuils pour relire la presse de la veille, le samedi 12 septembre 1914.
On revenait en longueur sur les opérations de la Marne où, depuis le début de la semaine, les français menés par Joffre avaient lancé une offensive en vue de faire reculer les lignes allemandes. Grâce à la réquisition des taxis parisiens par Gallieni, des renforts en troupes avaient pu être acheminés. La presse, patriote par devoir, était pleine d'espoir. De toute façon, si cette opération venait à échouer, Paris tomberait et il en serait probablement fini de cette guerre. Le répit ou le désastre. Voilà ce qui nous attendait derrière cette offensive. Nous avions tous rêvé d'une victoire rapide, certainement pas d'une débâcle.
Je refermai le journal, totalement déprimé. Était-ce vraiment le moment pour ma mère de regagner Paris en des temps aussi incertains ? Si la capitale venait à tomber pendant son séjour, ne serait-elle pas en danger ? Je dus lutter férocement contre cette crainte. Je quittai le fauteuil pour m'approcher de la table où se tenait la partie de carte. Je tentai de me concentrer sur ce qui s'y passait mais ce fut impossible. Alors je m'approchai du piano.
Capucine et moi échangeâmes quelques phrases sur nos compositeurs préférés. Nous évoquâmes plusieurs pièces pour piano qu'elle s'ingéniait à jouer de tête. Si quelques détails lui filaient entre les doigts, elle parvenait toutefois à jouer les grandes phrases sans se tromper malgré l'absence de partition. Même la secrète Ysilde se dérida publiquement en donnant à son tour des défis à la jeune pianiste. Puis ce fut au tour des jumelles, de ma mère. À chaque fois, Capu fît preuve d'une grande mémoire et s'en sortit avec brio. Ses efforts furent récompensés d'applaudissements chaleureux de tout son auditoire. Même si elle restait humble, ses yeux pétillaient de bonheur.
Malgré cette bonne humeur collective, je me sentais toujours aussi maussade. Intérieurement, je nous en voulais de vivre de façon aussi futile alors que nous étions au bord du chaos. Ce soir là, plus qu'aucun autre auparavant, je ne me sentis pas à ma place. Je voulais être sur le front. Et cette envie n'allait cesser de croître.
Épuisé par cette tempête sous mon crâne, je pris congés de l'assemblée féminine et montai dans ma chambre. Peut-être qu'un peu de lecture m'apporterait un peu de repos. Je venais d'achever Apollinaire la veille, il me fallait quelque chose d'autre. Je parcourus les rangées de la bibliothèque de Marguerite et porta mon choix sur le Fantômas de Souvestre et Allain dont m'avait parlé Églantine durant notre escapade dans la chambre de Mlle Gubéran.
Après un passage par la salle de bain, je me glissai sous les draps frais de mon lit et entrepris mon voyage dans ce roman plein de mystère et de frissons. Ce soir là, pour la première fois sans doute, je priai pour qu'aucune des filles de la maison ne frappa à ma porte. Je n'avais pas le cœur aux effusions des sens.
Petit à petit, l'angoisse qui avait envahi mes pensées s'allégea pour laisser place à la curiosité face aux aventures de ce « génie du crime », comme le définissait le premier chapitre. Ce soir-là, je lus jusqu'à l'épuisement. Ce ne fut que lorsque mes yeux se fermèrent d'eux même que je plongeai dans un sommeil troublé.
Je fus assailli par des rêves étranges et sombres où se mêlèrent soldats, fantômes et policiers dans une joute épique sous les balles de fusils et les obus. Où le sang avait l'aspect de jus de raisin. Je me réveillais plusieurs fois au cour de la nuit, couvert de sueur, le cœur battant, la fièvre au corps. Puis je me rendormais en étant de nouveau happé par le même rêve.
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L'éveil
Historical FictionAoût 1914. Louis de Vanthenat, qui vient tout juste d'avoir seize ans, doit fuir le domaine familial menacé par l'avancée des troupes allemandes. Avec sa mère, ils trouvent refuge au château de Clairefeuille, dans la région bordelaise. Là, à un âg...