Chapitre 6.1 - Niall

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Ma clope se consume entre mes lèvres. Un de mes pieds tapote le sol. Mes yeux la cherchent parmi le flot de passagers qui s'égayent devant l'entrée de l'aéroport, entre le terminal et le hall des arrivées. La transpiration imprègne mon t-shirt délavé à l'effigie de Nessie. Pauvre bête.

Respire.

Nos quelques messages échangés durant les dernières semaines stagnent dans mon esprit agité. Nos réponses espacées ont étendu le temps. Si le son de sa voix a vaguement disparu de mes souvenirs, ses traits, en revanche, sont restés bien gravés. D'autant que j'avais la possibilité de la revoir sur les photos de la soirée.

J'aurais sans doute dû éviter de lui répondre.

Un frisson me traverse malgré le soleil clément de mars. Mon corps tendu se décolle de la portière. Elle est là. Sa doudoune orange aussi. Un rictus s'étire au coin de ma bouche.

Elle m'a repéré et s'avance. J'écrase ma cigarette sur ma semelle et range le mégot dans un boîtier, tout en prenant une longue inspiration pour calmer l'effervescence en moi. Ses cheveux détachés dansent autour de son visage, de grandes lunettes de soleil masquent ses beaux yeux. Comme lors de notre rencontre, elle porte un jean. À ses pieds, des baskets. Adieu, cuissardes...

C'est pas plus mal.

Hàlo* !

Sa voix chantante glisse sur moi telle une douche bien chaude. Elle retire ses lunettes pour me faire la bise. Un frémissement dévale ma colonne, mon souffle ne passe plus.

— Salut, Ciara. T'as fait bon vol ?

Aye, j'ai lu. Sympa, le t-shirt ! De circonstance.

— Je me suis dit que c'était l'occas' de le ressortir.

Avec un peu de chance, le monstre me bouffera et tous mes problèmes seront réglés.

— C'est chouette d'aller au loch Ness. Je m'y suis pas arrêtée quand j'ai été voir ma grand-mère, l'autre fois.

Ses traits s'illuminent et son regard pétille. Je pourrais passer des heures à me perdre dedans.

— Prête pour la balade dans mon carrosse ?

— C'est parti !

Elle se déleste de son manteau et de son sac, puis monte dans ma voiture. Je la découvre vêtue d'un pull col roulé blanc moulant. Le contraste entre Londres et l'Écosse est saisissant, à se damner vs petite-fille sage.

Elle est magnifique en toutes circonstances. Fait chier...

La bouche un peu sèche, les paumes moites, je tente de me concentrer sur les premiers mètres. Après un raclement de gorge, je lance un sujet de discussion avant de me consumer.

— Tu lisais quoi dans l'avion ?

— Un essai illustré féministe.

Un léger rire nerveux m'échappe involontairement. Le ton est donné. Elle aurait pu lire n'importe quoi, mais ça tombe sur ce sujet. Un message subliminal, peut-être ? Je me prête au jeu pour voir sa réaction.

— Je m'y attendais pas. Et ça dit quoi ? Qu'on aime les femmes parce qu'elles remplacent nos mères, le sexe en plus ?

Je souris en jetant un coup d'œil dans sa direction. Elle mord sa lèvre et son poing se serre. Je réprime un gloussement, qui m'étrangle quand elle réplique.

— Ça parle de l'image de la femme, façonnée par la vision d'hommes qui ont voulu asseoir leur suprématie, qui veulent nous contrôler et nous avoir sous la main pour faire la boniche parce que nous sommes soi-disant inférieures, qu'on est à l'origine de tous les maux, qu'on est des tentatrices capables d'égarer même le plus fidèle des hommes et que ce sera pas sa faute mais la nôtre, que les mecs sont des Don Juan et que si les femmes font pareil ce sont des salopes, que...

Ma main se cale sur son genou qui bat la mesure en rythme avec le débit de ses paroles.

— Ciara, pardon, j'te taquinais. C'était maladroit. J'étais étonné de ton choix de lecture alors qu'on allait se voir.

— Je m'énerve vite quand on évoque ça, rigole-t-elle. T'en penses quoi, alors ?

— Je suis à fond pour l'égalité hommes-femmes, pour de vrai. Je cherche pas une copine pour me reposer sur elle et l'avoir sous le coude quand j'ai envie de... enfin, je cherche pas de copine tout court d'ailleurs.

Si jamais ça peut t'ôter toute idée sur ce qui pourrait se passer entre nous.

Elle pouffe. Le son qu'elle émet se faufile dans mes oreilles pour irradier tout mon être. A Dhia ! Je me filerais une gifle quand elle ne me regardera pas, histoire de me remettre les idées en place.

— Je pourrai te le prêter, si tu veux. Je devrais l'avoir terminé la prochaine fois qu'on se verra.

— Eh bien avec plaisir. Comme ça, j'apprendrai à connaître cette partie de toi.

J'augmente le volume de mon lecteur audio, la musique détournera mes pensées d'elle. Quelques secondes s'écoulent avant que Ciara glapisse.

— Tu écoutes Shubrec ?

— Heu... oui... Pourquoi ? Tu connais ?

Elle me toise, la tête penchée. Son visage rayonnant me fait fondre telle une guimauve au-dessus d'un feu de camp.

— J'adore ! Mais je t'imaginais pas écouter ça.

— Et selon toi, j'écoute quoi ?

— Du bon vieux metal qui tache.

— Je plaide coupable, m'esclaffé-je, j'en écoute. Mais pas que, comme tu peux le constater. La synthpop, c'est cool aussi, surtout si le groupe est du coin. J'suis même sorti avec Mayberry quand j'étais ado.

— La chanteuse ? Sans déconner ! T'as gardé contact ?

— Pourquoi ? T'es une groupie ?

— Mais trop ! Je kiffe cette nana !

— Si on trouve l'occasion, je te la présenterai.

— T'auras le droit à un énorme câlin.

Elle se met à chanter avec énergie. Mes barrières vont finir bousillées. Je suis mal. Au moins, transportée comme elle est, elle ne se rendra pas compte que je suffoque.

« Aïdan a appris que Ciara allait voir sa grand-mère pour la Saint-Patrick. Pas la peine que je te propose de venir la célébrer avec moi, j'imagine. » Les mots de Skye résonnent dans ma tête. Elle s'est reproché de ne pas avoir pensé plus tôt à me présenter sa belle-sœur, persuadée qu'elle n'aura aucun problème avec ma situation. J'ai beau lui répéter qu'il ne se passera rien, elle balaie toutes mes réticences. Et si Aïdan me tue parce que je touche à sa frangine, elle le tue. Ça me fait une belle jambe, je serai déjà mort. En attendant, j'ai appris grâce à mon amie que Ciara fête son anniversaire aujourd'hui. Si j'avais su qu'elle aimait Shubrec, j'aurais pu lui trouver des billets pour lui en faire cadeau.

La voiture garée, nous nous dirigeons vers le loch. Son eau sombre, étincelante sous les reflets du soleil et encerclée par les montagnes, déclenche la magie de ce lieu mystérieux. Ciara s'avance vers le bord. Elle brille tout autant.

— Je suis contente d'être ici !

Sa joie est contagieuse. Elle dégage quelque chose de merveilleux, que je ne saurais décrire. Ses yeux se ferment, ses bras s'écartent, mon souffle se coupe.

Le programme est simple : on passe l'après-midi ensemble à prendre des photos. Je la dépose chez sa grand-mère et je pars retrouver des potes pour boire plusieurs bières et l'oublier.

Je ne vois pas comment ça pourrait déraper.

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*Hàlo : salut, en gaélique

ღ ℬ𝓸𝓷𝓷𝓲𝒆 ℋ𝓲𝓰𝓱𝓵𝓪𝓷𝓭𝓼 ღOù les histoires vivent. Découvrez maintenant