Le Viandier 2/5

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Tambour et vielle avaient diminué en intensité pour mettre en valeur la flûte qui jouait une ballade originaire d'Hérence. Le changement de rythme marqua le retour du balais des serviteurs. Ce second service devenait plus bavard. La situation des convives ne prêtait pas à un total relâchement et leur soif ne fut étanchée que raisonnablement. Une modération qui n'avait pas empêché à quelques visages de reprendre des couleurs. Les langues commencèrent à se délier et bientôt, certains mots montèrent plus haut que d'autres.
Sur les tables, avaient été déposées des terrines, de canard, de lièvre et d'alouette. Chaque plat débarrassé était remplacé par un nouveau. Aux salades avaient succédé du lapin aux pruneaux, des pâtés en croûte et des tourtes garnies de rognons, de lard ou de fromage à l'ail et aux épices. Dans la boisson, deux tendances s'étaient dessinées. Au vin et à l'hypocras affectionné par les habitants du nord, l'hydromel était préférée par ceux du sud, mais tous resistaient avec le même ardeur à l'assaut des plats qui continuaient à déferler. Le pire restait néanmoins à venir. Dans les deux cheminées monumentales qui flanquaient la pièce, tournaient à la broche un boeuf entier et trois cochons de lait qu'un cuisinier badigeonnait régulièrement d'une marinade à base d'huile et d'herbes. L'arrivée des plats n'avait pas faibli, le viandier ne faisait que commencer.
Bernard s'approcha d'un regroupement Ugres. Quatre soldats de la garde rapprochée se goinfraient des délices qui les entouraient sans plus savoir où donner de la tête. À mesure qu'il avançait, le prince étudiait les représentants de cette race abhorrée par les siens. Leurs carrures étaient plus épaisses que celles des hommes de son pays, leurs visages plus sévères, mais la joie et l'éblouissement qui les animaient étaient en tout point similaire à celle d'un Exinien ou d'un Sargonnais. Comment des êtres aussi semblables pouvaient en venir à pareille détestation ? Au milieu de cette troupe se trouvait Herbert de Turonne à la physionomie plus fluette, plus proche de celle d'un Exinien. L'homme était soigneusement apprêté et, malgré un âge proche de la quarantaine, son visage délicat et parfaitement rasé n'avait que peu souffert des vicissitudes d'une époque tourmentée. Son front, lisse et calme ainsi qu'une peau impeccable, témoignaient d'une habileté à s'épargner à la fois tout engagement physique et les complications intellectuelles que ce genre de luxe ne manque habituellement pas d'occasionner. Les cheveux noirs et les traits fins, il avait néanmoins des lèvres charnues et un nez tombant qui défigurait un équilibre qui aurait pu être parfait. Il dégageait de sa personne une impression agaçante, celle d'un coquet qui semblait se plaire à afficher un regard moqueur en toutes circonstances. C'était lui que Bernard voulait entretenir et, arrivé à sa hauteur, il usa des formalités d'usage :
- Mes hommages sire Herbert.
Le comte de Turonne déchira un morceau de pain, non pas à pleine mains comme la plupart des convives, mais avec délicatesse et parcimonie. Il y étala un peu de terrine et après l'avoir porté à sa bouche répondit sans se départir de son flegme :
- Un prince Exinien déchu venant discuter avec un Ugre parjure, cela ressemble au début d'une calembour.
- Une calembour plutôt qu'à un prélude à la guerre, c'est peut-être déjà un signe de progrès, riposta Bernard opiniâtre.
Pour la première fois, le seigneur Ugres lui accorda son attention. D'un signe distrait de la main, il indiqua à son voisin de libérer sa place.
- Bernard Gildwin, prince exinien soucieux de progrès ! s'exclama-t-il avec une mimique exagérément stupéfaite, voilà une discussion qui s'annonce édifiante, asseyez-vous je vous prie, il me tarde de connaître les raisons de votre venue.
Un bref instant, le soldat chassé songea à prendre le temps de se munir de quelques provisions. Mais l'assurance que le respect des nobles se porte moins naturellement sur le roturier que sur un autre seigneur, fut-il ennemi, l'incita à se raviser et il laissa sa place avec une prompte déférence.
- Je nourris le dessein de tourner la page d'un passé trop chargé, expliqua Bernard en s'asseyant.
- Vous prenez un ton bien naturel pour annoncer des choses d'une prodigieuse audace. Je crains malheureusement que nous ne soyons pas les personnes les mieux indiquées pour discuter de cela. Il eut mieux valu que votre frère soit en présence de mon prince.
Bernard remplit une coupe, s'adossa confortablement sur son fauteuil et avant de la porter à ses lèvres fit remarquer :
- Croyez moi, il est tout à fait préférable que Gui ne rencontre pas votre Phénir.
Le seigneur de Turonne agréa d'un mouvement de tête.
- Certes ! Je vous concède que si votre père à une brillante histoire, votre frère en constitue la partie la plus pauvre.
- Votre langue est bien pendue pour quelqu'un qui en une journée a pu reprendre l'allégeance qu'il avait pour son roi et l'offrir à son ennemi avec une conviction parfaitement intacte. Je pensais votre esprit plus prudent.
- C'est que les mots que je forme ne sont que le prolongement de mon raisonnement. Je sais bien des choses et surtout à qui je m'adresse. Croyez bien que pour passer d'un roi à l'autre en un temps si bref et sans égratignures, il a fallu un travail en amont qui a pris bien plus qu'une journée. Mais peut-être vous ai-je offensé ? je vous fais mes excuses.
Bernard ne releva pas la remarque et s'astreint au sujet qui l'avait amené :
- Et votre prince Phénir, est-il du genre à pouvoir faire table rase du passé ?
- Assurément il l'est. C'est un homme au raisonnement effroyablement pratique.
- Vous avez utilisé le mot "effroyable" ?
- Vous l'avez remarqué ?
- Je vous imagine homme à bien soupeser les mots que vous choisissez.
- Et "effroyable" est effectivement le mot approprié. C'est que... Voyez vous... Fort de la conviction qu'il pourrait régner un jour, mon instinct me commande quotidiennement de lui paraître utile.
- Non sans raison, j'en suis convaincu.
- Et votre conviction est bonne, mais ce n'est pas simple à décrire, ce n'est pas une raison mesurable. C'est quelque chose qu'il a dans le regard. C'est comme s'il connaissait si parfaitement le chemin qui mène à ses ambitions, qu'il n'a nul soucis de savoir sur quoi il marche... Quitte à piétiner où à écraser.
- Alors je comprends que vous préferiez lui paraître utile.
- Je n'en attendais pas moins de vous.
Quelles soient ironiques ou imprégnées de gravité, les réponses du comte de Turonne étaient toujours prononcées avec la plus grande courtoisie. Pourtant, bien qu'elles laissaient présager d'une ouverture, ces paroles bien amenées décrivaient l'émergence d'un nouveau monstre. Un monstre que seul la présence d'un congénère plus puissant empêchait pour le moment de se révéler.
- L'étoffe d'un roi de renouveau, argua Bernard mesuré.
- Tout à fait, mais il n'est pas encore monarque et l'héritage du trône sera certainement encore plus complexe que chez vous.
- Vous conviendrez tout de même, qu'il serait plus profitable à nos deux royaumes qu'un Bernard rencontre un Phénir.
- Comme vous y allez ! souffla Herbert avec un indignement amusé. Nourrir de tels projets, ici, au cœur de la gouvernance de la toute puissante Sargonne.
- Nous ne faisons que discuter.
- Non, nous partons à la guerre.
- Combattre vous inquiète ?
Ce coup-ci, le comte de Turonne souriait franchement et s'adressa à Bernard en surjouant la compassion pour un être candide :
- Sire Bernard, regardez-moi. Ai-je le corps d'un soldat de première ligne ? Mon rôle sera essentiellement à l'arrière, avec les têtes pensantes, la guerre je la vivrais de loin.
Le prince exinien sourit à son tour et faisant fi de ce que le ton de son interlocuteur sous-entendait, maintint la direction qu'il voulait faire suivre à la discussion :
- Alors pourquoi ne pourrions-nous pas discuter fraternisation en ces lieux ?
- Mais parce qu'il serait fort fâcheux que l'on nous entende. Cette réaction contre l'intolérable barbarie grandvalaise et cette belle et soudaine solidarité, sont en réalité une guerre menée contre l'ouest. Elle a été déclarée pour que s'accroisse le contrôle de Sargonne, pas pour que les ennemis d'hier se fassent la cour.
- Mais l'occasion fait le larron, n'aimeriez vous pas œuvrer à un rapprochement ?
- Moi ce que j'aime, messire, c'est connaître le sens du vent. Pour le moment, ni vous, ni Phénir n'êtes rois en vos pays respectifs.

Mémoires du Monde d'Omne Tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant