Au milieu du champs de morts 1/3

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La journée était sombre, impossible de définir le temps qu'avait duré le conflit. Évitant les corps et les armes tombés pendant les combats, le seigneur d'Armadoc passait en revue les événements gravés dans ses souvenirs. Ses yeux rompus à la guerre, balayaient le champ de mort et oscultaient chaque détail à la recherche d'enseignements. C'était là un exercice auquel il s'adonnait après chaque bataille, il lui permettait de patienter sans que l'envahisse la jouissance de la victoire. Des données manquaient et il attendait qu'on les lui apporte pour les prendre en compte.

Il leva la tête et regarda vers le lointain. Tel une promesse de temps meilleurs, des rayons éparses commençaient à transpercer la couverture nuageuse. Sur le sol, se promenaient leurs taches lumineuses qui sillonnaient le paysage comme emportées par le vent.

— C'est toujours ça de pris, murmura-t-il avant de revenir à l'agitation qui régnait.

Tout autour, des hommes étaient occupés à ramasser les blessés. Les roues des charrettes venues les assister creusaient des rides profondes dans la terre grasse et dérangeaient sur leur passage les nuées de corbeaux attirés par la promesse d'un repas copieux. Assis parmi les cadavres, des soldats couverts de linges ensanglantés attendaient que vienne leur tour. Certains causaient ou mangeaient, d'autres, moribonds, fixaient apathiques le passage placide des bœufs tirant les chariots sur lesquels ils seraient entassés.

Parmi les charognes sur le sol, se trouvaient des Grandvalais récalcitrants à la mort. Ils remuaient encore et une partie des soldats avaient été chargés de mener à sa fin le travail d'anéantissement. En leur sein, les hommes marqués du cercle étaient ceux qui y mettaient le plus de cruauté. Leurs épées achevaient rarement du premier coup.

— Est-ce ainsi que l'on fait d'habitude ? demanda le seigneur de Turonne qui avait approché sans bruit.

— Non ! affirma le commodore sans se retourner, tout comme on ne vient pas silencieusement dans le dos d'une personne qui sort d'un combat.

— Oooooh ! fit Herbert comme émerveillé par son étourderie, oui, oui, effectivement, je n'y avais pas pensé, mon inexpérience finira par me tuer.

"Aucun risque" pensa Darkolès sans lui répondre. Le Trompeur était un renard qui excellait à son maintien en toutes choses. La ruse imprégnait chacun de ses faits et gestes, même son insolence. L'humanité condamnée, il finirait encore le dernier homme sur terre.

— J'ai conscience de ne pas briller par ma présence sur le champ de bataille, reprit le seigneur de Turonne, néanmoins j'ai d'autres talents que je peux mettre au service de l'ost. Voyez-vous ? Je ne voudrais pas être comme un fardeau que l'on traîne et ma vie est en ce moment liée à la réussite de cette expédition.

— Et donc ?

— Une indiscrétion m'a appris que vous faisiez compter nos morts... Je connais leur nombre.

— Vous êtes efficace !

— Auriez-vous déjà entendu prétendre le contraire ?

— Combien ? trancha le commodore sans lui adresser un regard. Avec ce genre d'homme, la brièveté était de rigueur pour qu'à la fin, l'informateur ne devienne pas l'informé.

— Deux-cent soixante-dix-sept exactement et même trois cent treize si l'on ajoute ceux qui n'en n'ont plus pour longtemps.

"Spéctaculaire petite raclure", songea Darkolès impressionné.

— Votre omniscience vous a-t-elle également indiqué le nombre de blessés ?

— Cinq cent soixante douze, parmi lesquels cent cinquante quatre ne sont plus en état de combattre.

— Ça fait beaucoup de monde !

— Beaucoup ? répéta nonchalamment le Trompeur, tout est relatif. Quatre mille cent trente-deux sauvages ont tout de même péri. Mais, effectivement, je dois reconnaître qu'il faudrait améliorer le ratio si l'on veut pouvoir aller jusqu'au bout de cette guerre.

Darkolès écoutait d'une manière distraite. Il savait déjà cela et son attention avait été attirée par un cadavre dont il connaissait les traits. Absorbé par le besoin d'aller vérifier, il s'acquitta d'un :

— Merci, sire de Turonne, vous m'avez fait gagner un temps précieux.

Puis en se retirant il ajouta :

— Maintenant veuillez m'excuser, j'ai à faire.

Il se lança en direction du corps sans vie. Au milieu du tumulte des vivants, chaque royaume fêtait la victoire à sa façon. Les Ugres, afin d'honorer d'étranges coutumes, étaient assis sur des cadavres ennemis et croquaient dans des oignons crus. Les verbeux Othrystins, avec force de détails, vantaient leurs exploits dans la bataille. Les Exinien, plus prosaïques, cherchaient sur le sol ce qui pouvait être récupéré. Ça et là, se firent entendre des : "le commodore commande ou éteint", lâché fièrement par chaque Sargonnais qu'il croisait. Il prit le temps de féliciter les hommes et de dispenser quelques tapes sur des épaules qui les avaient méritées. Après un temps qu'il aurait souhaité plus court, le seigneur d'Armadoc atteignit la dépouille familière. Les corbeaux l'entouraient déjà et il leur balança un coup de pied pour les écarter. Les volatiles ne prirent même pas la peine de s'éloigner, ils se contentèrent de se mettre hors de portée et, avec une sérénité arrogante, attendirent que reparte le trouble fête.

Darkolès ne s'était pas trompé, le mort était le plus jeune fils du baron d'Astagore qu'il connaissait bien. Il avait vu cet enfant naître, grandir, mûrir. Il l'avait vu acquérir de la force, du courage et de la finesse. Un bon garçon, qui avait su honorer l'excellente éducation d'une famille remarquable et aimante. Son visage était pâle, les lésions sanguinolentes qui maculaient ses bras, ses jambes et son cou étaient nombreuses. Le jeune homme avait combattu jusqu'au bout, seul la plaie béante au-dessus de son crâne avait dû mettre fin à sa fougue.

"Un beau gachis !"

Le seigneur d'Armadoc chercha en lui l'agitation d'un sentiment, l'impression du vide créé, mais ne trouva aucun des deux. Trop de morts depuis bien trop longtemps avaient défilé sous ses yeux, son être n'était plus capable d'émotions.

Il s'accroupit. Avec douceur, ses doigts fermèrent la bouche et les yeux du garçon.

— Karistoplatès m'en est témoin, commença-t-il à marmonner comme une prière, tu as combattu bravement, Léocadès ! Sur mon honneur je te jure que tu ne seras pas mort en vain. À mon retour au pays, je ferais connaître à tous la vaillance de ton courage.

Il se tut et, comme pour s'excuser de la sécheresse de son cœur, resta un instant à le regarder. Puis, se redressant, il héla un Sargonnais occupé à ramasser des armes sur le sol.

— Toi ! viens ici.

Le garde mit instantanément fin à sa besogne et se rapprocha.

— Vos ordes ? sire commodore.

Darkolès désigna le cadavre du doigt.

— Cet Armadocien tombé au combat se nomme Léocadès. Il est le fils du baron Harégulès et de la baronne Syagris d'Astragore. Veil à ce que son corps leur soit ramené. Qu'il sachent qu'il à combattu bravement. Et prend bien soin d'empêcher les corbeaux d'en faire leur repas. Je ne veux pas apprendre qu'il ait perdu un oeil à son arrivée.

— À vos ordres, sire commodore, lança le soldat en se raidissant.

Derrière Darkolès retentit un formidable cri de douleur.

Mémoires du Monde d'Omne Tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant