Halte à Slasija 1/5

2 2 0
                                    

Après avoir traversé l'Argonias, Aranéos fit grand carnage des tribus qu'il rencontra et s'établit sur les premières terres qui composeront l'Othryst. Il remonta vers le nord jusqu'aux premiers sommets du Marchemont. Aranéos au grand discernement, se refusa à continuer vers une région naturellement fortifiée. Il rassembla son armée et lui ordonna de marcher vers le sud-ouest où, faisant grand massacre des tribus hostiles et ralliant leurs ennemis à sa cause, il avança loin dans les terres, jusqu'au premières reliefs sud-est du massif de l'Almarge, qui s'élèvent dans l'actuelle Bérénice. Il y rencontra Barjavas qui, descendu avec les siens des rochers de leurs montagnes, fut rejoint par les peuples des plaines. Les tribaux couvrirent la campagne, dix fois supérieurs en nombre et on raconte que jamais une pareille bataille ne fut livrée par les Systagénois. Il se fit un si grand carnage des deux armées qu'à l'endroit où les soldats combattaient, les cadavres n'avaient pas de place pour tomber. Leurs dépouilles demeuraient debout et serrés comme s'ils eussent été vivants.

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne



*****



Le trajet de l'ost royal se bornait à remonter le cour du fleuve bleu pour rejoindre l'île fortifiée de Polya Viyny, fief de Sauromas. Après avoir quitté le comté de Cubéria, les militaires avaient traversé le nord-est de la Béause et ses champs céréaliers qui s'étalaient à perte de vue. À travers les campagnes, le passage du corps expéditionnaire avait attiré bon nombre d'hommes et de femmes venus commercer, encourager ou porter des présents. Les pains, les charcuteries, les fruits et les vins avaient été le plus souvent offerts, mais les vertues, bien qu'abordables, furent toujours monnayées. Une activité bouillonnante qui, à moindre frais, améliora significativement le quotidien des soldats.

Après trois jours de marche, l'armée était arrivée en Sangterre et l'atmosphère avait changé brutalement. Le comté était beaucoup plus vallonné et ses terres, peu exploitées, formaient un royaume où régnaient les herbes folles. La moindre hauteur avait été investie par des fortins, les plaines, quant à elles, avaient été désertées par ceux qui le pouvaient et n'étaient habitées que par des nécessiteux. Des gueux loqueteux, infestés par la vermine et dont le plus grand nombre étaient atteint d'infirmités pour accompagner leur misère. Leurs yeux n'étaient jamais tournés vers l'objet de leur intérêt, mais ils observaient continuellement, avec méfiance et se tenaient toujours à bonne distance.

À mesure que les troupes s'étaient enfoncées dans le massif du Marchemont, elles ne croisèrent plus d'être humain, seule la présence grandissante de châteaux et de villages fortifiés permettait de deviner que l'homme n'avait pas totalement déserté les lieux.

Puis l'ost avait passé la frontière et s'était introduit dans le Grandval où il avait rejoint le fort Slasija, fief du seigneur Marovid, ultime limite avec la civilisation. Le camp y avait été établi afin de connaître les derniers détails de la situation. Les contrées qu'ils se préparaient à affronter, étaient habitées par des tribus arriérés qui tenaient tête à l'homme organisé depuis près de trois mille ans. Mais même pour l'être civilisé, la cohésion n'est pas toujours chose aisée.

Au milieu d'une cohue prête à tirer l'épée, un Ugre et un Exinien s'écharpaient comme des bêtes enragées.

"Met lui sa raclée", "casse lui ses dents", "fot-en-culs !","faquins !".

Bouches crispées par la fureur, yeux exorbités, les hommes autour hurlaient, provoquaient, vomissaient à satiété une haine qui s'était mise à bouillonner sous la chaleur entêtante du début d'après-midi. Les mains s'étaient posées sur la garde des épées, des doigts menaçant étaient pointés de part et d'autre, le moindre écart pouvait faire basculer une situation qui ne demandait qu'à dégénérer.

Les deux fauves étaient de force égale. La rage avait anéanti toute retenue, les coups étaient portés pour massacrer. Ils tombèrent, roulèrent sur la terre durcie par de longs jours sans pluie et l'Exinien prit le dessus. Un sourire carnassier surgit au milieu de son visage tuméfié. Il cognait comme un enragé et son adversaire ne pouvait plus que protéger son visage.

Les Ugres voulurent intervenir, les Exiniens s'y opposèrent, des lames furent mises au clair. Comme pour encourager ses compagnons à se lancer à leur tour, le soldat redoubla de brutalité. Il se laissa complètement dominer par son envie de détruire et déversa sur son adversaire un flot de coups et d'injures. Possédé par sa frénésie et incapable de réfréner un rire cruel qui montait en intensité, il ne put entendre le silence qui s'était brusquement installé. Soudain, une force implacable s'écrasa contre son dos. Il fut violemment projeté en avant, son crâne heurta le sol et après avoir roulé, il releva la tête, à moitié sonné. Du sang lui coulait dans les yeux, sa vue était brouillée, il ne put distinguer qu'une silhouette épaisse et gaillairde qui se penchait sur son adversaire.

Mémoires du Monde d'Omne Tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant