Réunion 1/4

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Le manteau sombre de la nuit enveloppait toujours l'étendue de la mer élémausienne. En route pour la Dacéana, un navire fendait les eaux et creusait dans leur noirceur un sillon bouillonnant d'écume à la blancheur de neige. Enveloppé dans sa toge, Shaska était assis sur le pont et avait sombré dans une somnolence méditative ; un état que les patriarches privilégiaient au sommeil car aucun d'eux ne dormait plus vraiment. L'esprit tourné vers le repos, les sens assoupis par le bercement de la houle, le vieil homme fut brusquement tiré de sa léthargie.

L'air était encore frais. Dans l'atmosphère rayonnait les contours d'une aura émise depuis l'île de l'est. Shaska jeta un œil aux alentours. Ils n'atteindraient Dias Perrec qu'au levé du jour et la lune rouge commençait à peine son ascension. Bogatyr Volga ! lui seul pouvait être perçu d'aussi loin. Sa présence en Dacéana était-elle une conséquence à la réapparition de l'enfant ou bien Maul mijotait-il quelque chose ?

Le souverain Kulcanèque resta assis, les yeux grands ouverts, concentré. Pour tout homme, les instants à patienter immobile auraient paru interminables, mais les heures n'étaient que peu de choses pour un être plusieurs fois millénaire. Il finit par trouver ce qu'il recherchait, les présence d'Ostabana et de Face-de-Cuivre lui parvenaient.

Ainsi les cinq allaient être réunis. L'exploration des chemins du temps avait été décrétée, la nécessité de voir le devenir était tout à fait logique.

Shaska se redressa pour se diriger vers la proue. L'aube se levait et sur l'océan se dessinait une limite tracée par les brumes de mers. À perte de vue, elles formaient un amas nébuleux dans lequel ils allaient s'enfoncer. Le vieux mamech prit une longue inspiration, il aimait ce climat. Les vapeurs matinales, semblables à celles de son île, y était aussi moins étouffantes.

Ils glissèrent dans le brouillard et le paysage ne fut plus qu'ombre et mélancolie. L'île de l'est ne serait visible qu'au dernier moment, mais Shaska restait attentif, il avait ses repères : treize vieilles dames qu'il ne manquait jamais de saluer.

L'attente ne fut pas longue avant que n'apparaisse leurs ombres confuses. Voilée par la brume, une formation de rochers émergeaient de l'eau et se présentaient sous la forme de silhouettes sombres et courbées semblables à des femmes éplorées en habits noirs : les treize veuves. Les vies qu'elles prirent en des temps où la navigation était moins familière à l'homme, furent tout autant à l'origine de leur nom que leur apparence lugubre. Shaska inclina respectueusement la tête. Par leur présence, les veuves annonçaient la fin toute proche de son voyage.

Sous les ordres d'Amhès, le navire Lagashirate fut promptement arrivé dans la baie de Dias Perrec. Les marins expérimentés se déplaçaient fluides et agiles, obéissant aux brèves directives d'un capitaine économes en mots. C'est avec un calme peu commun aux équipages que le bateau jeta l'ancre et qu'une barque fut mise à l'eau. Amhès y monta suivi de quatre rameurs. Shaska réajusta sa toge, se saisit de son bâton, fragment de Kayananuku, et les rejoignit.

Dans le silence du matin se lança l'embarcation. Tous étaient muets, seul le plongeon répété des rames troublait la quiétude de l'onde sereine et Amhès, attentif, utilisait leur écho pour se diriger au cœur de la purée de pois. À l'aide de gestes, il guida l'esquif jusqu'au débarcadère. Alors que l'un des marins se levait pour amarrer l'embarcation, le capitaine se tourna vers Shaska :

— Lorsque l'urgence contraint le voyage, la sérénité n'est pas sa compagne. Patria, si l'avenir ne vous apporte pas ce que vous désirez, puisse-t-il vous épargner ce qui vous répugne.

— Puisse-t-il tous nous épargner, ajouta sombrement Shaska.

Impavide face à la remarque, Amhès se contenta d'affirmer :

— Grave maladie n'entraîne pas toujours la mort.

Le souverain Kulcanèque posa sur lui ses grands yeux blancs. La spiritualité lagashirate était d'une simplicité redoutable de bon sens. Ces quelques mots venaient de lui rappeler une vérité élémentaire : l'humain éphémère était incapable de voir l'avenir et il compensait cette infirmité par l'espoir. Un reflex depuis longtemps perdu par les patriarches, mais dont ils seraient avisés de se remémorer le bon souvenir en ces temps d'incertitude.

— Amhès d'Ashira Lagos, déclara-t-il contrit de constater ses propres manquements, votre nom s'est octroyé une place dans ma mémoire. Je vous remercie pour cette traversée et pour le reste.

Le capitaine s'inclina et Shaska monta sur le débarcadère. Au milieu des brumes déversées par la mer, un homme l'attendait. Étonné, le Kulcanèque le regarda s'approcher. C'était un trentenaire au visage bon et apaisé, ses cheveux étaient si blond qu'ils paraissaient lumineux malgré le soleil voilé.

Alors que dans le dos du patriarche les Lagashirates recommençaient à ramer, l'individu se planta devant lui sans dire un mot. Une attitude tout à fait normale dans ce pays où le commun ne s'adressait jamais à une éminence sans qu'elle ai parlé la première. Shaka n'en fut pas troublé.

— Bonjour jeune homme, articula-t-il comme un questionnement sur sa présence.

— Bonjour, patria, répondit l'inconnu, je me nomme Orphith, je suis le soigneur de cette île, je suis venu vous accueillir pour vous conduire jusqu'à la demeure de Maul.

Shaska eut un petit sourire amusé, un rictus très naturel qui tranchait avec les moues mal maîtrisées du souverain dacéanien. Il fit toquer son bâton sur le sol comme pour acquiescer et s'exclama :

— Fort bien, je vous suit.

Les deux hommes se mirent en marche et le mamech ajouta :

— Votre prénom est parvenu jusqu'à mes oreilles, vous avez été formé par Tanatar, votre renommée est grande sur cette île.

Orphith émit un rire gêné :

— Mon nom ne serait pas grand chose sans l'enseignement de mon maître. La renommée n'est qu'un biais humain qui occulte une vérité bien plus simple : si je n'avais pas eu la chance de croiser sa route, un autre serait à ma place.

— Vous ne pouvez imaginer à quel point ce que vous dites est faux, le rectifia Shaka avec un regard énigmatique, vous êtes exactement à la place où vous deviez vous trouver.

— C'est très exagéré, affirma le soigneur sans trop comprendre, mais je vous remercie. Le fait est que les Dacéaniens se sont petit à petit détournés de la médecine druidique pour se tourner vers l'homme de science que je suis et il n'y en a pas d'autre sur cette île. Disons que j'ai encore pour quelques temps le privilège d'être unique ici.

Le vieux Kulcanèque hocha la tête, impressionné. Cette modestie indiscutablement spontanée était peu cohérente avec la réalité des choses, mais elle avait une étonnante capacité à toujours retomber sur ses pieds.

— J'imagine alors sans mal, observa-t-il curieux, que vous avez dû récemment avoir affaire à un patient qui sortait de l'ordinaire. Un homme rejeté par la mer.

— Oui, Ménéryl.

Orphith avait prononcé son nom avec une grande tendresse avant de s'eclaffer :

— Et "ordinaire" lui convient fort peu, je n'ai jamais vu un personnage pareil. Je l'ai recueilli dans un état de délabrement proche de la mort et il s'est remis en trois jours à peine.

Le soigneur se tut soudain et son visage s'assombrit.

— Son passé est tout aussi inexplicable, ajouta-t-il avec empathie. Il n'a jamais connu ses parents et il a été élevé par un type étrange, un sale bonhomme qui l'a maintenu dans l'ignorance d'à peu prêt tout sauf la guerre.

Ses yeux se tournèrent vers le patriarche, un intérêt flagrant s'y lisait et il demanda :

— Vous connaissez Ménéryl ?

— Oui, acquiesça Shaska avec une amertume voilée, mieux que quiconque. Je suis le sale bonhomme auquel vous avez fait allusion.

Le soigneur resta un instant sans voix. Sur son visage, l'incompréhension se mêlait à l'effroi. Le Kulcanèque n'eut aucun mal à sentir le conflit qui l'agitait. Orphith était de toute évidence quelqu'un de vrai, à qui il était impossible de dissimuler ses émotions. Qui de la curiosité ou de l'aversion allait l'emporter dans la prochaine phrase qu'il allait formuler ?

Mémoires du Monde d'Omne Tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant