La pluie avait cessé, mais même en ce début de matinée, les ténèbres restaient immenses dans le ciel. Depuis deux jours, un déluge s'était abattut sur l'ost et des vents violents avaient fait tomber feuilles et akènes sur le sol boueux. Les terres détrempées étaient devenues périlleuses. Soldats et animaux glissaient, les chariots s'embourbaient, sous les cuiraces les habits macéraient. L'eau avait tout imprégné, les tissus comme les esprits, elle n'était que tourments tombés du ciel.
Le commodore chevauchait en tête des troupes, perdu dans ses pensées. La situation avait éveillé en lui une grande méfiance, car elle n'avait rien d'idyllique. À la défiance qui existait déjà entre les soldats des différents royaumes, s'était ajouté ce meurtre qui avait eu lieu l'avant-veille. La rumeur avait enflé et s'était répandue à travers l'armée. Tous avaient tiré leurs propres conclusions. Les Ugres, fidèles à leurs coutumières superstitions, s'étaient rangés à l'avis de Noriker quant à l'origine de l'obscur assassinat : les êtres légendaires qui avaient peuplés les terres de l'est. Une résurgence mystérieuse par l'intrication de phénomènes qui ne disaient pas leurs noms. Les Exiniens, quant à eux, faisaient confiance aux dires des Noromiens qui n'avaient rien vu. Sans autre explication probante, ils s'étaient ralliés aux suppositions de leurs frères ennemis. Les Sargonnais et les Othrystins, eux, soupçonnaient les Ugres. Mais même lui, Darkolès d'Armadoc, commodore et pourtant Sargonnais, ne pouvait partager les conclusions des siens. Il était préférable, en son sens, qu'un être capable d'un pareil prodige ne rôde pas au sein de son armée. Sinon, personne ne serait à l'abri.
Et cette guerre qui ne démarrait pas, elle laissait beaucoup trop de temps à la réflexion et aux fantasmes. Qui sait quelles idées obscures pouvaient hanter les têtes de milliers d'hommes entraînés au combat et quelles conséquences néfastes elles pourraient engendrer ? Le roi avait fait un pari risqué et le seigneur d'Armadoc n'était plus persuadé de le gagner. Une certitude s'imposa à son esprit. Avant la fin de ce conflit, il userait de violence pour maintenir la discipline. Il leva les yeux au ciel. Bien que la clarté du jour ne soit pas revenue, ils étaient sortis des forêts sombres qui garnissaient l'ouest du pays et avaient retrouvé le fleuve bleu. Son cours les mènerait jusqu'à l'île de Polya Vigny, fief de Sauromas. Il était temps que cette guerre débute !
— Le gueux ne réagit pas comme d'habitude !
L'exclamation venait du prince Orhid qui chevauchait aux côtés du Commodore. Darkolès sortit de ses songes et se tourna vers l'Othrystin avec un regard interrogateur.
La lueur d'une excitation brillait dans les yeux d'Orhid, mais il affichait un air calme et amusé. Voyant que le seigneur d'Armadoc continuait de le fixer, il lui indiqua du doigt un homme parti en reconnaissance et qui revenait au grand galop. Le dos de son cheval fumait dans la fraîcheur du matin, sa course sur terrain détrempé lui demandait beaucoup d'énergie.
Darkolès leva le bras pour faire arrêter l'ost. "Compagnie halte !" hurlèrent les commandants derrière lui. L'ordre se répercuta de loin en loin et, avec une courte inertie, les derniers soldats s'immobilisèrent. Le temps sembla se suspendre, tous attendait le rapport de l'éclaireur. Sa chevauchée avait quelque chose d'iréelle. La monture écumait, sa course était féroce, les vents furieux qui balayaient la plaine entraînaient les habits du cavalier dans une danse nerveuse et faisaient claquer sa cape comme pour accompagner leurs plaintes lugubres. Pourtant, l'animal paraissait ne pas progresser sur les terres couvertes par la brume et longue fut la progression de l'homme aux habits sombres.
Après un moment qui parut des années, l'éclaireur stoppa son cheval face au commodore. L'intensité de l'effort l'avait essoufflé, il était couvert de boue et, entre deux inspirations, il réussit à dire :
— Sire commodore... derrière cette colline... une armée ennemie.
"Enfin" pensa Darkolès.
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Mémoires du Monde d'Omne Tome II
FantasyÀ l'aube d'une nouvelle ère, la mécanique en marche sur le Monde d'Omne annonce les prémices du changement. Les armées du Thésan affluent vers Cubéria répondant à l'appel de Caribéris. L'invasion du Grandval se prépare, mais toute guerre bien menée...