Kéleuce 2/4

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Le vieillard secoua mollement la tête. Sur le point de répondre, il fut pris d'une sévère quinte de toux. Les mains crispées sur sa bouche, le visage contracté par la douleur, il se ratatina sous la violence des spasmes. La crise à peine estompée, il articula avec difficulté et s'écria comme affolé :

— Mais c'est pas possible... C'est pas possible, qu'est-ce que tu fais là ?

Entre ses lèvres coulait du sang. Chunsène, avec une tendresse maternelle, utilisa sa robe pour lui essuyer le menton et les mains.

— Maul ne t'as pas abandonné, dit-elle avec douceur, il a appris quel était ton sort et m'a envoyé te soigner. S'il le faut et j'ai bien l'impression que ce soit le cas, je te ramènerai en Dacéana. Par Näaria, mais comment as-tu fait pour vivre dans de telles conditions ?

Le sage haussa les épaules et poussa un grognement désabusé.

— Sardan... Il m'a honni ! mais les habitant de Sydruck n'ont point tous de haine à mon encontre. Certains m'ont apporté de quoi boire et manger... Ils ne restaient pas... Ils devinaient mes besoins physiques mais ne voulaient pas voir ceux plus spirituels... Je les comprends ! J'ai taché de ne pas infecter mon lieu d'agonie. Pour me soulager, j'arrive encore à me rendre derrière la maison... Et c'est tout ! c'est tout ce en quoi consiste ma vie depuis un mois.

Soudain les yeux du vieillard s'écarquillèrent, son corps s'agita fiévreusement et la voix angoissée il ajouta :

— Ma nièce, tu dois partir, ne t'occupe pas de moi, c'est trop dangereux...

Kéleuce se remit à tousser cruellement. La jeune femme attrapa son sac et en sortit une fiole qu'elle porta aux lèvres du vieux sage.

— Bois dit-elle, cela va te faire du bien.

Il bu et au milieu de ses traits tourmenté apparu l'esquisse d'un sourire attendri.

— Tu as ajouté de la propolis et de l'huile de cyprès vert, murmura-t-il, comme tu as progressé ma petite. Ça me fait plaisir que tu sois là, tu n'imagines pas quel bien ça fait au vieux fou que je suis. Mais je m'inquiète terriblement, tu dois partir, tout de suite !

— Pas sans toi !

Le vieillard agrippa sans force la robe de la soigneuse. Le ton de sa voix laissait transparaître l'âpre inquiétude d'une personne que l'impuissance condamnait.

— Mes os ne me portent plus, je suis pratiquement incapables de me déplacer, tu ne peux pas me transporter et personne ici ne t'aidera.

Chunsène ne comprenait pas la hâte qui l'animait. Elles lui prit les mains et le rassura :

— Je dois retrouver deux amis ce soir et un bateau nous attend. Rien ne presse, il faut d'abord que je m'assure que tu puisses tenir trois jours de navigation.

— Ce soir il sera trop tard, s'insurgea Kéleuce.

L'agitation de son oncle était trop grande pour le raisonner. La jeune femme émit un soupir et se rapprochant du vieillard, fit descendre le drap qui l'enveloppait pour le mettre torse nu.

— Je vais t'ausculter, dit-elle en appliquant son oreille contre son coeur, de tout de façon je ne partirai ni sans toi, ni sans eux, dit moi ce qu'il se passe.

L'homme ferma les yeux. Ses traits profondément marqués par la fatigue se détendirent en une lente résignation. Moins gêné par la toux, sa respiration se fit plus profonde et sa voix retrouva la sérénité de celui qui lâche prise.

— Ton entêtement est toujours aussi solide, ma nièce, je n'ai même pas besoin de mes yeux pour voir ton visage se renfrogner. Tu sais... Si je dis ça... C'est qu' Ur-Naram devient de plus en plus dangereuse. Les tombes se multiplient à mesure que l'indulgence de Sardan diminue. Ce n'est pas vraiment le moment de s'étaler en explications, mais... peut-être que le plus dramatique est à venir.

Chunsène, imperturbable, colla son oreille sur son dos pour écouter les poumons.

— Respire profondément !

— Oh ! ne te tracasse pas ma petite... Je ne souffre que d'un manque d'exercice, de malnutrition et de déshydratation. Pour le reste, la maladie qui me ronge est incurable, mon corps à atteint ses limites et c'est un mal dont personne ne guérit. J'ai maudit cette règle commune à tout homme. Une vie d'apprentissage incessant pour repousser toujours plus loin les limites de mon savoir. Quel plaisir ! Quelle félicité ! d'aiguiser chaque jour mes talents et de les remettre chaque lendemain en question. J'ai eu la chance d'accéder à de vastes connaissances, mais il m'en reste tant à découvrir. Tout ce travail accompli... Perdu ! Toutes ces possibilités... À jamais inaccessible ! Mais j'en ai fait mon deuil, je n'ai plus aucun désir à ce sujet. Mon seul bonheur aujourd'hui, aurait été de retrouver une dernière fois la Systagène...

Il soupira et ajouta tristement :

— Même ça, je ne peux plus l'espérer.

Chunsène s'arrêta et resta un instant tout contre cet être aimé. "Pas d'esprit echaudé !" se répéta-t-elle, "une réflexion froide !". Elle se redressa doucement. Un terrible remord l'assailli. Kéleuce s'était élevé jusqu'aux cieux et sa chute avait été vertigineuse. Il était devenu si vulnérable au milieu de cette épouvantable misère. Ses yeux ne pouvait se détacher de ce corps chétif, de cette peau détendu couverte de tâches rouges violettes et noires. Ulcères, nécroses, il y avait tant à faire, mais elle devait poser la question, il fallait en savoir plus.

— Sardan ! qu'a-t-il dans la tête ? Pourquoi voulait-il te faire disparaître ?

Mémoires du Monde d'Omne Tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant