La découpe des méchouis terminée, des assiettes furent préparées pour la tablée royale. Des plateaux furent ensuite abondamment chargés de bœuf et de porc puis déposés à proximité des convives. Pour les accompagner, furent disposés en nombre des bols de sauces cameline, de sauce jance, de sauces vertes et dorées ainsi que des coupelles de sel menu, de vinaigre et de verjus
C’est alors qu'un musicien s'écria : "l'entrée du majestueux cortège !" et les tambours se mirent à gronder. L'attention des convives auguisée, les percussions se turent pour laisser place à la lente montée d'une musique triomphale. Des serviteurs richement vêtus firent alors leur entrée, apportant avec grand apparat cinq cygnes rôtis parés de toutes leurs plumes et cinq paons dont on avait eu soin de conserver les queues resplendissantes de leurs riches couleurs et dont les pattes dorées à l'or fin reflétait les mille et une bougie qui éclairaient la pièce. Quantité et merveilles, le viandier s’étalait tout entier aux yeux des convives et leur lançait un défi écrasant.
À la table du roi était installé Louis de Mazac. C'etait un petit homme agé portant la moustache. Il était, avec Yreix de Rochegrace, l'un des comtes les plus riche du Thésan et pourtant, sa tunique était l'une des plus ordinaire de la salle. Ses habits ternes et dépourvus de toute parures rappelait à chacun que l'opulence des sols de Mont et Mer était bien moins à l'origine de sa richesse que ses formidables qualités de gestionnaires. Le petit sourire innocent qui ne semblait jamais quitter son visage, contrastait avec ses joues creusées comme seule une terrible souffrance sait le faire. Les yeux extrêmement mobiles , il paraissait constamment analyser tout ce qui l'entourait. C'est d'ailleurs pour ses qualités d'observateur objectif que Hannia, assise à la gauche du roi, s’était levée une coupe dans chaque main et l’avait rejoint pour partager un instant avec lui. Elle tenait à connaître sa vision de la situation en Éxinie. Elle s’avança vers le vieil homme, gracieuse et éclairée par les lumières ondulantes des flammes de cheminée. Vêtue d’une longue robe rouge, ses longs cheveux bruns libérés de toute coiffe, elle était magnifiquement pâle et ses yeux verts brillaient d’un éclat surnaturel. L'atmosphère de la salle s'était épaissie, les fumées de cheminée se mélaient aux brumes éthyliques et troublaient la vue d'un voile fantasmagorique. La reine y était tel un joyau délicat au milieu de ce rassemblement de brutes, mais un joyau irréel semblable à un spectre. Un instant, Louis eut l'impression que la plus douce des morts s’était personnifiée pour l’emmener avec elle.
— Prenez, Messire de Mazac, lui dit Hannia en lui tendant une coupe. Ce vin provient du comté d’Hérence, c’est un cru rare, élevé sur les coteaux qui bordent l’Othryst et la Sangterre. Ses arômes sont complexes et subtils, ils n’ont rien à envier aux meilleures productions systagènoises, dites moi ce que vous en pensez.
— Son altesse en personne me porte un grand cru de ses terres, vous me voyez honoré, je vous en remercie, dit le vieil homme qui inclina la tête en guise de pudique révérence.
Alors que la reine prenait place à ses côtés, Louis fit passer le breuvage sous son nez et le huma longuement avant de reposer sa coupe.
— Son parfum est tout à fait incroyable, déclara-t-il admiratif. Il est chaleureux et enivrant, comme si, de lui, rayonnait les long mois passés au soleil. Mais il dégage également une froideur toute minérale. Il donne effectivement l’impression de prendre son temps pour dévoiler tous ses secrets.
Le seigneur porta la coupe à ses lèvres. Le goût était excellent, l’ivresse l'envahit instantanément et sembla diffuser une douce chaleur par chacun des pores de sa peau. Il reposa la coupe délicatement sur la table, comme pour ne pas violenter un précieux nectar et, le regard enjoué, soupira :
— Cette découverte est tout à fait passionnante, c’est un fameux breuvage que vos sujets d’Hérence ont fait là.
La reine porta à son tour la coupe à ses lèvres et la reposa sur la table avec une gestuelle fluide et raffinée. Sur son visage communément lisse de toute émotion, naquit un sourire ; un sourire indéchiffrable, à la fois chaste et chaleureux. La reine pouvait donc être plus belle encore, elle rayonnait.
— Les terres sur lesquelles poussent le raisin sont peu étendues, la production s’en trouve limitée. Je garde ce vin uniquement pour la cour, mais vous avez la réputation de déguster là où la plupart engloutissent. Il est plaisant de partager ce genre de trésor avec qui sait apprecier.
— C’est là aussi l’avantage de se trouver à la table royale, répondit le vieil homme d’un ton malicieux.
Hannia acquiesça de la tête ce qui résumait à la perfection les privilèges qu’octroie la simple proximité du pouvoir.
— Néanmoins, ajouta Louis sur un ton qui sous-entendait l'évidence, c'est Bernard qui devrait se trouver à ma place.
La reine ne s'affranchit pas de son sourire, le seigneur de Mont-et-Mer cru même y lire une tendresse discrète.
— Vous savez bien, sire de Mazac, que la situation en Éxinie ne le permet pas. C'est d'ailleurs une circonstance tout à fait inédite que de voir un roi déshériter son aîné, il était difficile de vous recevoir sans commettre d'impairs diplomatiques, nous espérons ne pas avoir échoué dans cette tentative.
Le vieil homme avait commencé à décortiquer une caille avec minutie. Il porta un fin morceau de viande à sa bouche et ferma les yeux un instant pour en apprécier toutes les saveurs.
— À vrai dire, il arrivait que les anciens rois donnent le trône à un puîné, mais ils ont aujourd'hui tous disparus et cette hérésie avec eux. En tout cas je vous rassure, votre sens de l'hospitalité est irréprochable, je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon et avec une telle profusion. Notre roi s'est égaré, espérons qu'il retrouve la raison, vous ne pouvez en aucun cas être tenus pour responsable de nos histoires internes.
— Il est vrai que ce n'est pas commun, et en tant que mère je me questionne. Qu'est-ce qui a pu pousser un père à une telle extrémité ?
— Cinq cent ans de guerre divine, plus de sept cent ans d'occupation et puis le quadrisaïeul de votre époux qui n'a rien arrangé. Le prince Bernard voulait faire table rase du passé, renouer des liens avec l'Ugreterre pour avancer. Mais l'esprit du roi Hugues est resté figé dans le monde qui a précédé la conquête du synarchéin. Une époque où la domination des hommes-dieux était totale et où des royaumes,
chargés d'un passé déjà bien lourd, étaient en plus les représentants soumis de leurs puissances sur le continent. Alors vous imaginez bien que Hugues n'a pas voulu entendre parler de rapprochement, il est complètement dominé par sa haine. Mais Bernard est un passionné, sa vision était celle d'un dirigeant tourné vers le futur, alors il insista. Son père vécu cela comme une trahison et son ressentiment contre l'Ugreterre rejaillit sur son aîné. Son second fils, Gui, est maladivement hostile à l'Ugreterre, ses orientations sont bien plus compatibles avec celles de son père. L'année dernière, il s'est vu attribuer l'héritage du trône.
— C'est étonnant de voir que le plus jeune soit finalement celui qui pense le plus comme un homme du passé.
— Bernard a grandi avec l'idée qu'il aurait un royaume à construire, il a dû très vite apprendre à peser chacune de ces décisions. Gui, lui, a été élevé avec plus de légèreté, il s'est abreuvé d'histoires épiques et vit dans un monde fantasmé. C'est au final assez logique et c'est bien pour cela, si vous voulez mon avis, qu'on ne change pas d'héritier à la couronne en cours de route.
La reine prit sa coupe et la leva en direction de son interlocuteur.
— Merci Sire Louis pour toutes ces précisions, me voilà un peu plus au fait des événements du continent.
Le seigneur de Mazac leva également son verre et avec un petit sourire répondit :
— De grâce, Votre Majesté, ne me remerciez pas, après tout, vous êtes ma reine.
Le vieil homme avait dit cela par automatisme, mais en réalité, il ressentait une sensation étrange : il avait trop parlé et ça ne lui ressemblait pas.
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Mémoires du Monde d'Omne Tome II
FantasyÀ l'aube d'une nouvelle ère, la mécanique en marche sur le Monde d'Omne annonce les prémices du changement. Les armées du Thésan affluent vers Cubéria répondant à l'appel de Caribéris. L'invasion du Grandval se prépare, mais toute guerre bien menée...