Chapitre 29 : Julien

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Ce matin, mes parents ont pris le relais à l'hôpital, et ma mère m'a presque ordonné de retourner à mon apprentissage. D'après elle, ce n'est pas à moi de me charger de tout ça. Mais ils étaient où quand mon grand-père était tout seul ? Alors quoi ? Maintenant qu'il vient d'être admis à l'hôpital, ils sont présents ?

Hier soir, après avoir nourri le chat, je suis retourné auprès d'Anna. Je n'avais pas envie d'être seul, et comme je suis en apprentissage toute la semaine, j'ai juste récupéré quelques vêtements chez mon grand-père pour ne pas avoir à y retourner, j'ai même demandé à Anna de donner à manger au chat cette semaine, parce qu'à chaque fois que je passe dans le salon, je le revois allonger sur le sol, et la peur de le perdre refaisait surface.

Au boulot, je n'arrive pas à me concentrer. Par chance, la grosse saison touristique est passée, et les clients sont moins nombreux, alors je profite que mon patron ne soit pas là pour me caler sur ma chaise derrière le comptoir caisse, et me prendre la tête entre les mains. Il parait que ça aide à réfléchir, mais je ne vois pas bien en quoi, parce que là ça me rend surtout impatient.

Après les révélations d'hier, j'ai eu encore plus de mal à fermer l'œil. J'en voulais à mon père mais lui en voulait au sien. On était pris dans un engrenage tel que sans l'hospitalisation de mon grand-père, on se serait retrouvé avec des non-dits pour toujours.

Dans ma tête, je fais le point sur tout ce que j'ai perdu. A 23 ans, la seule grand-mère que j'ai connu n'est plus, mon grand-père est à l'hôpital, celui qui était mon meilleur ami, ne l'est plus par ma faute, et j'ai une relation compliquée avec mon père qui lui-même en a une compliquée avec le sien.

Seul point positif en ce moment : Anna et les études que je fais. Mais le boulot ça va, ça vient, certains en changent tous les quatre matins. La famille, les véritables amitiés, ça c'est précieux.

Je revois encore le sourire sur le visage d'Adrien. Pourquoi ça fait si mal de le voir heureux ? J'ai passé des mois à m'en vouloir pour ce qu'il s'est passé, et lui il apparaît devant moi, du jour au lendemain, plus heureux que moi. Ce n'est pas moi qui aie fini en fauteuil, c'est lui. Ça devrait être moi en train de sourire à la vie et lui de m'en vouloir. Alors pourquoi c'est le contraire qui se passe ? Tant de questions et si peu de réponses. Pourtant il y a bien un moyen d'en avoir, il me suffirait d'écrire à ce numéro qui gît sur ce bout de papier que j'ai glissé dans mon porte-monnaie, comme si je savais qu'un jour j'en aurais besoin. Mon doigt glisse sur le clavier et compose chaque chiffre un par un. Puis lentement, j'appuie sur les lettres qui forment mon message.

[Je crois qu'il faut qu'on parle. Julien]

Pas de « salut, ça va ? », de « coucou » et autre formule, ça n'était pas notre truc à l'époque, et je trouverais ça encore plus déplacé maintenant. Mon doigt reste en suspens quelques secondes, comme prêt à effacer le message si mon cerveau lui en donne l'ordre, alors je ne réfléchis pas plus longtemps et appui sur la touche d'envoi. Je pousse un long soupir, avant que ma tête retourne se loger dans mes mains.

J'espère que j'ai pris la bonne décision.

La sonnette de la porte du magasin retentit à l'arrivée d'un client. Ce n'est pas le moment de m'apitoyer sur mon sort, j'ai un travail à accomplir. Je me relève avec quelques cartons à bouteilles qu'on garde en réserve sous le comptoir, et salue l'homme en costume qui vient de rentrer. Après lui avoir demandé s'il souhaite un conseil, je place les cartons sur le côté de la caisse, à la disposition des clients, comme si je n'étais pas en train de m'apitoyer sur moi-même quelques secondes plus tôt.

Le temps que j'aide le client, qu'il paye et qu'il quitte la boutique, il s'est écoulé une bonne vingtaine de minutes. Je reprends ma place sur mon siège, et n'ayant toujours pas de nouvelle de ma mère, je lui envoie un message.

Sur le même palier [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant