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Concentrée sur la route, je jette un coup d'œil au tableau de bord. L'heure indique dix-sept heures quinze. Plus les minutes passent, plus mon anxiété grimpe. J'ai réfléchi le reste de la matinée, et j'en suis venue à une conclusion ; si CIRILLO souhaite tester Luc, alors il l'enverra seul. Il ne prendra pas le risque que quelqu'un fasse le travail à sa place. Il préfèrera le voir rater sa mission plutôt que de réussir dans les mauvaises conditions. Je n'aurais donc normalement pas à m'inquiéter d'autres présences que celle de mon beau-père, et s'il le faut, je n'aurais que lui à maitriser.

Je roule en tapant nerveusement sur le volant avec mes doigts, sans prêter attention au paysage campagnard qui défile à toute vitesse. Mes grands-parents vivent à l'écart de Paris, en pleine cambrousse. Après une quinzaine de minutes de voyage, lorsque je me sais assez proche de l'habitation, je bifurque sur la droite et vais dissimuler la voiture dans une forêt adjacente, à l'abris des regards. Je sors en expirant brutalement, et enfile mon gilet pare-balle. J'ai pour habitude de mettre un sweat par-dessus, mais je n'ai pas pris cette peine aujourd'hui, Lili sera confrontée à la réalité de toute façon.

De plus, comme nous sommes au mois de mars, le printemps commence à pointer le bout de son nez, et les vêtements noirs que j'ai revêtu me suffisent amplement. Coinçant mon pistolet dans ma ceinture, je me mets en marche jusqu'à la maison de mes grands-parents, vérifiant occasionnellement la présence d'un véhicule des Enfants, ou même celui de Luc. En arrivant devant la petite maison de campagne, je m'arrête, me dissimule légèrement dans la forêt, et m'adosse contre un arbre. La petite voiture rouge de mes grands-parents stationne encore dans le garage grand ouvert, j'en déduis qu'ils ne sont donc pas encore partis.

Les bras croisés sur ma poitrine, j'attends patiemment, étudiant attentivement le domaine des PAANANEN. La maison n'est pas très grande mais bâtie sur un étage, et est joliment décorée d'une multitude de fleurs, qui tapissent toute une allée menant à un grand portail de fer séparant la propriété de la route. Le jardin est entouré d'une petite barrière que je me souviens peiner à escalader lorsque j'étais petite, et un épouvantail se dresse fièrement au milieu de ce qui était à une époque une rangée de carottes.

C'est alors que je me surprends à me demander à quoi aurait ressemblé mon enfance si les parents de Nathanaël n'avaient pas été assassinés, si Luc ne m'avait pas enrôlée chez les Enfants. Peut-être qu'au lieu de m'amuser seule dans ce jardin avec un chien aujourd'hui décédé, j'aurais passé mes après-midi en compagnie de mon cousin. Peut-être qu'avoir une famille autre que mes parents et ma sœur – demi-sœur – m'aurait aidé à tisser des liens, des vrais liens qui auraient pu me faire ouvrir les yeux plus tôt quant à l'horreur de ce à quoi je m'apprêtais à dédier ma vie.

Je soupire, tirée de mes pensées par la porte d'entrée qui vient de s'ouvrir sur ma grand-mère, une petite femme aux cheveux immaculés, un chapeau posé sur sa tête, légèrement courbée mais toujours très souriante. Mon grand-père lui emboite le pas, et je suis étonnée de voir que lui, contrairement à sa femme, a beaucoup changé depuis la dernière fois que je l'ai vu. Lui qui était très grand et toujours droit comme un piquet, s'est affaissé et s'aide désormais d'une canne afin d'avancer, et il porte des lunettes qui lui glissent en bas du nez.

A les voir s'avancer jusqu'à leur voiturette, cadeaux pour leurs hôtes à la main, je suis saisie d'une brusque envie d'aller à leur rencontre, de pouvoir me revoir enfant dans leurs yeux, et de tout oublier l'espace de quelques minutes. Seulement, je reste collée à mon arbre, les bras croisés sur ma poitrine, et je les suis calmement du regard. Lili n'assiste pas à leur départ, je ne suis pas surprise. Elle n'a jamais vraiment apprécié mes grands-parents, et nous n'avons jamais eu l'occasion de rencontrer ceux de Luc.

Lorsque le couple de personnes âgées sort de la petite propriété, je ne perds pas de temps et me décolle de mon arbre pour me diriger à grands pas en direction de cette dernière, enjambant cette fois sans difficultés les barrières du jardin. Pour une raison que j'ignore, mon cœur bat à toute allure. Par précaution, je décide de contourner la maison. Je ne sais pas si, même après plus d'un an sans l'avoir vue, Lili sera d'humeur à me laisser passer la porte. Je m'arrête devant la porte arrière, prends une profonde inspiration, et toque. Comme je m'y attendais, je ne reçois aucune réponse, alors je recommence, encore et encore, jusqu'à ce que ma demi-sœur daigne de se lever pour aller m'ouvrir.

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