Bienvenue au Mordret's Pub - Tome 2

Le client mystère

Naola, penchée sur le comptoir du pub, pillait énergiquement un seau de glace en vue des cocktails de la soirée à venir. Bien sûr, elle aurait pu user d'un sortilège pour s'épargner cette tâche, mais alors elle n'aurait pu passer sa colère et sa frustration dans l'exercice de destruction auquel elle s'adonnait.

Plus tôt dans la journée, elle avait rendu visite à ses parents, dans leur nouvelle maison, pour leur expliquer le quiproquo à l'origine des menaces de Mordret.

Ils n'avaient rien compris.

Ils avaient refusé de l'écouter, refusé d'entendre ce qu'elle tentait de leur dire. Oui, Mordret était un vampire, oui, par définition il était dangereux ! Mais durant ces mois passés à ses côtés, elle avait tant appris ! Elle avait aimé travailler, aimé devenir indépendante. Merlin ! Ses parents allaient devoir se résigner : la gamine insouciante qu'elle était avant sa fugue n'existait plus ! Naola accéléra la cadence de son broyage sans s'en rendre compte, les dents serrées.

Elle ne voulait pas rentrer chez elle. La discussion houleuse avec sa famille avait au moins eu le mérite de lui en faire pleinement prendre conscience.

« Je vous dérange ? » demanda très poliment la voix d'un inconnu, juste en face d'elle.

Dans un horrible son de casserole, Naola lâcha le seau de glace dans l'évier et bondit en arrière, totalement prise au dépourvu. Le client, accoudé au comptoir, lui adressa une expression rassurante, très calme. Toute à sa colère, elle ne l'avait pas entendu arriver. Elle rougit d'un coup.

« Non, non pas du tout. Mais Mordret n'est pas là... »

D'un sortilège empressé, elle nettoya le zinc maculé de glace en perdition et, enfin, lança un sourire de bienvenue à son interlocuteur.

« Je sais, je ne suis pas pressé, je vais l'attendre, précisa l'homme en prenant place sur l'un des tabourets du bar.

— Je vous sers quelque chose à boire ?

— Vos cocktails sont fameux, paraît-il. Je vous fais confiance.

— Très bien », répondit Naola avec une expression joyeuse.

Le calme du nouvel arrivant avait dispersé la colère de l'adolescente, rappelée à ses devoirs par la commande. La réputation de ses recettes dépassait la porte du pub. Ce genre de constatation lui faisait toujours plaisir.

Elle opta pour une boisson qu'elle maîtrisait bien : un breuvage à base de cactus des goélettes, une variété de plantes marines dont la pulpe pressée produisait un alcool fort au goût très fin. Tout en œuvrant sur le mélange, elle détailla son interlocuteur, à la dérobée.

L'homme, d'une quarantaine d'années, ne portait pas de capuche, ce qui, en soi, relevait de l'exceptionnel pour un client de l'après-midi. Son front haut et son menton un peu trop prononcé ne suffisaient pas à donner à son visage un faciès notable. Pourtant, il en imposait. Il émanait de lui une prestance surprenante, à tel point que la jeune serveuse éprouvait un léger malaise à évoluer sous son regard. Ses yeux non plus n'avaient rien d'extraordinaire. Bruns foncés, très quelconques, mais dans leur champ de vision, Naola se sentait étrangement observée.

Elle déposa le verre plein d'une préparation d'un bel or pâle devant lui.

« Voilà monsieur !

— Merci, c'est parfait. »

Il but et lui adressa un sourire qui métamorphosa son visage. Lorsqu'il étirait ses lèvres, lorsque ses yeux se plissaient et pétillaient, on avait envie de lui faire confiance. On oubliait sa méfiance. Ça n'était pas de la beauté, mais l'homme jouait d'un charme certain et Naola, même deux fois plus jeune, se détendit et lui sourit avec franchise.