Saint-George et le dragon

293 56 4
                                    

Naola disputait une partie de cartes menteuses avec la machine semi-automatique qui traînait au fond de la boutique de Jérôme. L'antiquité, une boîte en plastique noir de facture humaine, rappelait de loin les cadres mnémotiques, à la différence près qu'elle était reliée par un câble à une manivelle que la sorcière actionnait grâce à un sortilège. Et qu'elle ne servait pas à visionner des souvenirs, mais simplement à jouer.

L'automate communiquait avec la jeune fille d'une voix fatiguée, mais néanmoins très enjouée.

« Bien joué ! disait-il lorsqu'elle posait une bonne combinaison. Celle-ci est pour moi ! » annonçait-il encore quand il gagnait une manche.

Le vocabulaire de l'étrange créature paraissait limité à quelques interjections.

« C'était une belle partie ! Me feriez-vous le plaisir de rejouer ? », déclamait-il invariablement en fin de partie.

Naola ne se sentait pas le courage de décevoir son partenaire, bien qu'elle commençât à se lasser. Le bougre était doué et elle perdait souvent. L'adolescente aurait pu sortir, rejoindre Teija et Josune qui l'avaient invitée à les retrouver aux Halles Hautes pour flâner dans les magasins, mais elle manquait de motivation à l'idée d'affronter leurs reproches, ou d'expliquer les raisons de ses absences aux entraînements. Elle n'était même pas certaine de se rendre à celui prévu toute la journée du lendemain : ce défaut d'énergie, qu'elle savait dû à la précarité angoissante de sa situation, la plongeait dans une morosité désagréable.

Elle fut donc soulagée lorsqu'elle entendit frapper à la porte de la boutique.

« Jérôme est sous la douche, expliqua-t-elle à l'automate. Il faut que j'aille voir qui c'est, on reprendra une autre fois. »

Le silence de la machine lui laissa supposer qu'elle l'avait vexée, mais elle n'eut pas le temps de s'en inquiéter outre mesure. Elle haussa les deux sourcils en reconnaissant Kímon qui attendait devant la vitrine.

« Kímon ? Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle en ouvrant.

— Ma maîtresse souhaiterait s'entretenir avec vous, mademoiselle, répondit aussitôt l'enfant d'une voix égale. Voudriez-vous me suivre, s'il vous plaît ?

— Ta maîtresse, répéta Naola, interloquée. La Vieille Naine ?

— C'est, il est vrai, une façon de la désigner. Voudriez-vous me suivre, s'il vous plaît ? »

L'adolescente grimaça et croisa les bras, en observant son vis-à-vis, avec un pincement au cœur. Il était bien habillé et aucun de ses artifices n'était visible. Dissimuler les mécartifices d'un webster coûtait une quantité conséquente de magie à son « propriétaire », seuls de puissants sorciers pouvaient se le permettre. Tout un symbole, pensa Naola en serrant les dents.

« Je préviens Jérôme et j'arrive. Entre et attends-moi là », ordonna-t-elle doucement.

Elle frappa à la porte de la salle de bain et, quelques secondes plus tard, le jeune homme émergea d'un nuage de vapeur, une serviette négligemment passée autour des hanches. Il grimaça lorsqu'elle lui fit part de la convocation. Aux Halles Basses, comme partout à Stuttgart, moins on traitait avec la matrone, mieux on se portait.

« Je ne sais pas ce que t'as fait pour attirer son attention comme ça, mais c'est mauvais », grogna-t-il en se séchant énergiquement les cheveux.

Naola se posait la même question alors qu'une demi-heure plus tard elle suivait le petit webster jusqu'à l'immeuble de la Vieille Naine. À l'intérieur, ils remontèrent un labyrinthe de couloirs dont le standing augmentait de mètre en mètre. Les bancs en bois brut des cantines ouvrières du bâtiment principal n'auraient pu être plus éloignés de l'épais et moelleux tapis qui ornait le sol.

Bienvenue au Mordret's Pub - Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant