La nature humaine

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Maden revint environ une heure avant le début du service de Naola. Il parut particulièrement heureux de trouver sa copine en compagnie des deux mécas. Il s'excusa de devoir leur reprendre sa sorcière et le couple retourna dans sa chambre. Le jeune homme leur avait acheté deux énormes pommes de terre au four garnies d'une sauce aussi délicieuse que sa composition douteuse.

« Les filles t'ont pas trop embêtée ? demanda-t-il entre deux bouchées brûlantes.

— Non, du tout. Louve a un humour particulier, mais sinon elles sont sympas... »

Ils s'étaient posés sur le canapé, chacun adossé à un accoudoir, les jambes emmêlées.

« T'as bossé pour la Vieille Naine, ce matin ?

— Ouais, enfin pour le Baron, mais c'est pareil... comment tu sais ?

— Le Baron ?

— Le gars gère la branche mécartificiés des activités de la Naine. Il était à la soirée des présidentielles, un grand méca, baraqué...

— Avec plus de mécartifices que de bouts de peau visibles ? demanda Naola en plissant les yeux.

— Oui.

— Je vois. Il a pas l'air commode.

— L'est pas. Mais il m'refile pas mal de taff et il m'met en priorité sur des missions où je peux voir Kímon, donc bon...

— Tu m'as jamais expliqué, finalement, pourquoi tu t'intéressais à ce webster... »

Maden se tendit subitement et ne répondit rien. Il reposa sa fourchette dans son assiette et son assiette sur la table. Naola l'observa, surprise de déchiffrer la colère dans son attitude soudain distante.

« Qu'est-ce que j'ai...

— Ne l'appelle plus webster. C'est pas ce que t'appelles un webster. C'est mon frère », coupa Maden avec sécheresse.

L'adolescente écarquilla les yeux, mais ne sut quoi répondre. Le méca, si calme habituellement, s'énervait devant elle pour la toute première fois. Elle tut ses réflexions, lèvres pincées. Kímon lui avait été présenté comme tel, il avait l'attitude, la panoplie et l'utilité d'un webster. Il ne pouvait pas être le frère de Maden : les websters n'étaient pas humains. C'était des websters. Point.

« Je pouvais pas savoir... souffla Naola à mi-voix.

— Non... bien sûr que tu pouvais pas savoir », répondit-il après un silence.

Il poussa un long soupir et tourna enfin son regard vers elle. Il lui adressa un sourire rassurant, tendit la main pour lui saisir la manche, l'attira contre lui et l'embrassa, pour s'excuser.

« Tu dois rien y comprendre et c'est normal. On en parlera la prochaine fois parce que là... tu commences ton service dans vingt minutes et c'est une histoire d'un peu plus de vingt minutes. »

Naola ne chercha pas plus loin, elle n'en avait en effet pas le temps, et, sous le tendre câlin du méca, elle n'en avait pas non plus l'envie.

Elle arriva en retard au pub, Mordret grogna, pesta contre son inconscience et son manque de professionnalisme. Elle ne l'écouta que d'une oreille distraite, perdue dans des pensées qui oscillaient entre nuage cotonneux de bien-être et curiosité mordante. L'histoire de Kímon l'intriguait.

Elle redescendit rapidement sur terre lorsque, dans la soirée, une bagarre éclata entre deux longues dents. Il lui fallut bien une heure pour rétablir le calme. Mordret, par mesquine vengeance, la laissa s'épuiser à gérer la situation seule. À la fin de la nuit, la jeune fille se résolut à prendre un sérum vivifiant, pour chasser sa fatigue et rester alerte.

Elle se sentait, de fait, parfaitement éveillée lorsqu'elle mit à la porte les derniers clients, une heure à peine avant le lever du soleil. La petite serveuse alla terminer son insomnie sur les toits de la ville.

En haut, elle s'éloigna du dôme du Mordret's Pub et se déplaça avec précaution jusqu'à un appentis, à quelques maisons de là. Une cahute branlante aux planches de bois mal jointes y bravait les éléments. Ses propriétaires l'utilisaient pour entreposer un bric-à-brac d'objets usés. L'endroit offrait un refuge relatif face au froid de l'hiver et Naola y avait laissé quelques affaires. Au fil du temps, la cabane était devenue son repaire. Avant de sortir avec Lawrence — et par la suite avec Maden — elle venait facilement s'emmitoufler dans une couverture et observer le jour se lever. Elle ne se lassait pas des aubes glacées.

« Je peux te parler ? »

Naola sursauta et se retourna d'un coup, concentrateur armé et pointé sur Charm, dont la silhouette se découpait en ombre plus sombre dans la nuit mourante.

« J'ai rien à te dire. Fais un pas et je tire ! »

La sorcière n'avait pas revu la petite vampire de tout l'hiver. Pas depuis qu'elle l'avait attaquée et avait tenté de tuer Niles. La rouquine leva les mains, très lentement, et répondit à mi-voix :

« Je voudrais m'excuser. Pour l'autre jour.

— Pour l'autre jour ? Mais c'était il y a des mois, Charm ! Tu peux pas te pointer comme ça et dire je m'excuse et...

— Des mois ? Je ne sais pas, tu sais, c'est très relatif, le temps, pour un vampire... »

Charm haussa les épaules et, indifférente au concentrateur qui la menaçait toujours, alla s'asseoir sur une espèce de boîte blanche piquée de rouille. Elle remonta ses jambes en tailleurs et reprit :

« Il faut que tu m'aides.

— Va te faire voir. Je veux plus rien avoir à faire avec toi ! Tu me mords, tu m'attaques, tu manques de tuer un de mes potes et tu veux que je t'aide ? Mais va crever ! » s'énerva la jeune fille.

Elle n'avait pas bougé, le bras levé pour la viser. Son concentrateur pulsait d'un sort argenté, prêt à fuser sur la vampire. L'absence totale de crainte dans les réactions de Charm l'agaçait. La rouquine haussa les épaules puis découvrit le bas de ses canines dans un sourire las.

« Je suis déjà morte. Allez, baisse ton arme. Je ne vais rien te faire, c'est promis. Je voulais juste m'excuser et t'expliquer... pourquoi j'ai fait ça, l'autre jour.

— Y a des mois. Pourquoi ?

— Parce que je suis une vampire.

— Va falloir être un peu plus originale, Charm.

— Non, mais c'est la vraie raison. À mon âge, on s'emmerde. Je fais de la merde parce que je m'emmerde. Je n'arrive pas à comprendre quand je fais du mal autour de moi.

— Arrête. T'as failli tuer Niles.

— J'étais en rage.

— Et ? »

Charm dévisagea un long moment la sorcière, sans répondre. L'aube proche tirait la lumière vers un camaïeu de gris qui creusait les ombres de son visage et le faisait paraître terriblement vieux. Elle poussa un soupir.

« T'as beau bosser pour nous depuis des mois, tu sais rien de nous, en fait. Nao... t'as pas la moindre idée de ce que c'est que la rage. Tu nous connais pas. Mais j'ai quand même besoin de ton aide. J'ai besoin que tu m'apprennes à différencier ce qui est bien de ce qui est mal. »

Naola resta silencieuse quelques secondes, cherchant l'arnaque ou la moquerie dans les paroles de la vampire.

« Pourquoi maintenant ? demanda-t-elle à mi-voix, suspicieuse.

— Mon père est mort. Mon père adoptif. Je l'ai tué. Je comprends pas, j'avais vraiment l'impression de l'aimer, celui-là. »

Bienvenue au Mordret's Pub - Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant