Don de soi

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Mordret absent, Naola profitait du calme de l'établissement pour lire dans la bibliothèque. En journée, les clients s'avéraient rares et, puisqu'elle avait survécu à la pleine lune, elle s'offrait un peu de répit et dévorait les quelques romans trouvés dans les rayonnages. Installée dans son fauteuil habituel, les jambes par-dessus l'accoudoir, le bouquin posé sur les genoux, elle passait le temps. Le Roman de Renart ne la passionnait pas, mais, ainsi occupée, elle s'inquiétait moins.

Elle était sans nouvelles de Maden et son frère depuis trois jours. Selon le plan du vampire, ils devaient approcher de Niémen. La jeune fille soupira et relut pour la troisième reprise le même paragraphe.

Une tasse de café fumante trônait sur la table basse. D'un geste de la main, elle fit léviter la boîte à sucre et en saupoudra sa tasse de quelques grammes. Elle attira le récipient jusqu'à sa main et but une gorgée, non sans soupirer une énième fois. Les vacances s'étaient terminées la veille. Elle aurait dû aller en cours... mais à quoi bon ? Dans vingt-quatre heures tout au plus, elle aurait quitté la Capitale et tirait un trait sur son ancienne vie. Elle n'avait même pas envie d'aller récupérer ses affaires à l'école et de devoir se justifier auprès de ses amies, n'avait pas le courage d'aller dire au revoir à Lawrence, ou affronter ses parents. L'idée de les abandonner, encore une fois, lui retourna le ventre. Tous allaient lui manquer, mais pas autant qu'elle les inquiéterait. Elle se persuada une énième fois que fuir sans eux serait la meilleure solution.

L'arrivée de Mordret coupa ses moroses considérations. Le vampire apparut au milieu du salon. Il resta immobile une ou deux secondes, la respiration courte, puis se traîna jusqu'à un fauteuil et s'y effondra. Naola sursauta et se redressa brusquement, arrosant le cuir de son siège d'une copieuse giclée de café.

« Mordret ! »

Le vampire était dans un état terrible. Couvert de sang, les vêtements déchirés, le visage marqué de coups... jamais l'adolescente n'aurait cru un jour le voir dans cet état. Elle sentit son estomac se serrer d'angoisse. Qu'était-il arrivé à Maden ? Elle repoussa la question et se focalisa sur la créature qui haletait de douleur sous ses yeux. Son bras droit, posé sur l'accoudoir, n'était plus qu'une charpie dans laquelle la sorcière peinait à distinguer des doigts. Elle détourna le regard. Les os à vif rendaient le spectacle à la limite du soutenable.

« Mordret, répéta-t-elle d'une voix tremblante. Merlin, qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce que je peux faire ? »

Il ne répondit rien, il ne semblait même pas avoir remarqué sa présence. De sa main valide, il entreprit l'horrible tâche de remettre son bras disloqué en place. Le vampire, comme tous les siens, disposait d'une capacité de régénération hors norme. Ses os avaient déjà commencé à se ressouder et, mal agencés, ils formaient un agglomérat aux angles effrayants.

Dents serrées, il émettait un gémissement étouffé à chacun des sinistres craquements produits par son squelette. Naola sentit ses jambes flancher et se laissa tomber dans son fauteuil, sidérée par le spectacle.

Mordret fut soudain secoué par une quinte de toux. Il agrippa son bras pour tenter de le maintenir en place et cracha puis vomit un flot rougeâtre sur le tapis du salon. Il resta prostré deux minutes entières, la respiration sifflante, ponctuée de gémissement.

« Du sang, articula-t-il à l'adresse de la jeune fille. Dans l'alcôve. Des pochettes. Vite. »

Naola hocha la tête et courut jusqu'à la porte. Elle ne devait pas y entrer, mais qu'importe. Elle posa la main sur la poignée, mais sentit immédiatement une résistance s'opposer à son contact. Le métal se mit à chauffer subitement et la brûla. Elle lâcha un cri de surprise en s'écartant. Sa paume, rougie, portait la marque du mécanisme. Elle insista, tenta de l'actionner à nouveau, s'acharna, poussa, tira, jusqu'à ce que la douleur devienne insupportable.

« Je... je n'y arrive pas, Mordret, je ne peux pas entrer ! » lança-t-elle, désespérée.

Des larmes de panique roulaient sur ses joues et l'absence de réponse de son patron n'arrangea rien. Elle jeta un regard vers le salon et aperçut sa silhouette, de dos, affalée sur l'accoudoir. Était-il encore en vie ?

« Mordret ! appela-t-elle, sans obtenir quoi que ce soit en retour. Mordret ! »

Elle se précipita vers lui et porta la main à ses lèvres pour retenir un cri terrifié. Le corps de la créature gisait, prêt à tomber du siège. Le camaïeu de rouge qui maculait sa peau cadavérique offrait un contraste hypnotisant. L'adolescente amorça un mouvement pour vérifier si son cœur battait, mais elle arrêta son geste. Si sa récente brûlure entrait en contact avec le sang du vampire, il la contaminerait et elle se transformerait. Elle avala sa salive et, tremblante, sortit son concentrateur. D'un charme, elle nettoya la gorge de la créature, juste assez pour y poser deux doigts et prendre son pouls. Faible, mais toujours là. Elle se remit à pleurer, de soulagement.

Naola se releva et pinça les lèvres. Il avait besoin de sang, elle allait lui en donner. Elle attacha ses cheveux d'un geste rapide, remonta ses manches, puis pointa son concentrateur sur Mordret. Elle devait être efficace. D'un sort, elle le débarrassa de ses vêtements souillés. Elle redressa le corps, enveloppé d'un charme de lévitation, puis articula une série de formules qui firent apparaître des morceaux de tissu dont elle se servit pour bander les plaies de la créature et maintenir son bras, si durement malmené. Gênée, malgré l'urgence, par la nudité de son patron, elle attrapa le plaid rangé sous son siège et l'étendit sur lui.

Tendue, elle tâta de nouveau le pouls de Mordret. Presque inexistant. Penchée sur lui, elle glissa ses doigts à la commissure de ses lèvres et découvrit ses canines. D'un dernier sort, elle lui nettoya la bouche. Enfin, elle prit une inspiration saccadée, ferma les yeux et d'un coup sec, ficha son poignet dans la dentition du prédateur. Hormis une vive douleur qu'elle géra en serrant la mâchoire, il ne se passa rien.

« Allez... Mordret ! Me fais pas ça ! » gronda-t-elle rageusement.

De sa main libre, elle le secoua, lui pinça la joue, sans réaction.

« Réveille-toi, saloperie de vampire de merde ! »

Elle saisit son membre blessé et appuya dessus, de toutes les forces. La créature se contorsionna de douleur, émit un grondement terrifiant et ouvrit enfin les yeux. Sa puissante mâchoire se referma sur le poignet de la jeune fille qui cria et s'affala contre lui. Elle le sentait aspirer son sang. Sa main, son bras s'engourdissaient. Ses oreilles se remplissaient d'un bourdonnement sourd. Sa vue se brouillait. Sa bouche s'asséchait.

« Il faut m'en laisser, Mordret », articula-t-elle d'une voix faible.

Le vampire ne parut pas l'entendre. Incapable de tenir sur ses jambes, Naola glissa lentement au sol. La tête lui tournait. Il était en train de la tuer.

« Mordret... Mordret, stop », souffla-t-elle avant de perdre connaissance.

Bienvenue au Mordret's Pub - Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant