Notes, page vingt et une

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J'avais oublié l'existence de ce carnet. Il faut dire que c'est Kristen qui me poussait à le tenir. Je suppose qu'à sa mort, je n'ai plus eu le courage. En tout cas, c'est étrange de me relire après autant de temps. Il s'est passé tellement de choses en trois ans... Et en même temps, rien n'a changé, ou presque.

Enfin, demain, tout change.

Kristen est morte il y a deux ans et demi. Difficile de dire ce qui l'a tuée. La maladie, le froid ou la tristesse... Cette femme n'a pas eu la vie qu'elle méritait. Ni les funérailles qu'elle méritait. Les sorciers brûlent leurs morts. Nous, normalement, on les rend à la mer. Quand j'ai découvert son corps dans le fauteuil en face de la cheminée éteinte et froide, j'ai rien trouvé de plus intelligent que de considérer que la Seine ferait office de mer.

Le cours du fleuve était gelé, et il a fallu que je la traîne jusqu'à un endroit où la glace était moins épaisse. Je me suis acharné à creuser un trou pendant des heures. Évidemment, au bout d'un moment, je suis passé au travers. Je crois que c'est plus ou moins ce que je cherchais. Bel hommage, hein ? Surtout que Kristen est restée sur la glace.

J'ai eu de la chance. Des sorciers qui m'observaient depuis la rive sans comprendre ce que je pouvais bien faire sont vite intervenus et m'ont repêché. Ils ont cru que j'essayais de dissimuler un meurtre. J'ai fini en prison. Puis dans le bureau de Serge.

Il s'est occupé de tout. La cérémonie pour Kristen, le bûcher, puis de me trouver un foyer. Je sais pas quand, mais Kristen et lui avaient discuté de moi. Sans doute au tout début, quand elle se déplaçait encore pour venir me chercher au poste. En fait, elle lui avait confié une bonne partie de ses économies et elle lui a fait promettre de s'en servir pour veiller sur moi, quand elle ne serait plus là.

C'est son argent à elle qui a payé le foyer. Quand il m'y a déposé, Serge m'a pris à part et il m'a demandé droit dans les yeux si je voulais toujours avoir un mécartifice. J'ai dit que oui. Il a répondu que, comme il était maintenant responsable de moi, il refusait que j'aie une prothèse pour l'instant — je l'ai interrompu en disant que c'étaient des conneries, qu'il n'était pas mon père et que sa responsabilité, il pouvait se la carrer où je pensais. Ça l'a fait rire. Si j'en voulais vraiment une, je devais lui prouver que je comprenais ce que ça impliquait. Il voulait que je sois maître de ma décision.

« Tu iras à l'école, il m'a dit. Si tu suis correctement les cours, que tu ne crées pas de problèmes et que tu trouves toujours que t'amputer le bras est une bonne idée, alors je te donnerai le reste de l'argent de Kristen et tu en feras ce que tu veux. »

De coup, j'ai été en cours. Ça m'a bien occupé, surtout le sport, parce que les sorciers, sur certaines disciplines, n'ont pas le droit de se servir de leur magie. En lutte, par exemple. Foutre au tapis un sorcier, ça n'a pas de prix.

Ça m'a bien occupé, mais j'ai pas changé d'avis.

Y a trois semaines, Serge m'a convoqué dans son bureau. Il a pris du galon depuis la dernière fois que je l'avais vu, il y a presque un an. J'avais pas eu souvent de ses nouvelles, mais je sais que lui lisait les bulletins de l'école et les rapports des fédés qu'il envoyait de temps en temps discuter avec moi.

Il vient d'être promu général de division et il est muté à Stuttgart, donc il ne pourra plus me surveiller. Il m'a demandé si je voulais toujours un mécartifice. J'ai répondu que oui.

« Très bien, il a soupiré. Alors, on va faire en sorte que tu aies ce qui se fait de mieux. »

J'ai répondu que je comprenais pourquoi il ne voulait pas que je fasse ça. Il n'y a plus de retour en arrière possible après l'opération. Un mécamage n'est plus humain, et pas non plus sorcier. Il est dépendant des sorciers pour survivre, et j'ai bien vu comment ils traitent les mécas. Je l'ai regardé bien droit dans les yeux et je lui ai dit la vérité. S'il y avait pas Kímon qui m'attendait quelque part là-bas, je rentrerais au village. Parce que je suis mort de trouille. Seulement, s'il y a une chance que je le sorte de là, je peux pas la laisser passer. C'est mon frère, et c'est la seule famille qui me reste.

Il a hoché la tête. Il a dit qu'il s'arrangerait pour que je vienne à Stuttgart avec lui, mais qu'après il ne pourrait plus rien pour moi. J'ai cru que j'allais lui sauter dans les bras et pleurer de joie.

Deux jours plus tard, il m'a emmené à l'atelier de mécanique magique de l'armée. Le mécartificien n'a pas été facile à convaincre, pourtant il a fini par accepter. Il m'a conçu un mécartifice sur mesure.

Il est magnifique. Toutes les économies de Kristen y sont passées. Je suis sûr que Serge a aussi mis de sa poche. Pour l'instant, j'ai encore du mal à m'en servir et je n'ai pas activé toutes les fonctionnalités. Le mécartificien m'a prévenu qu'il faudrait au moins six mois pour que je puisse m'en servir à cent pour cent. Il m'a appris quelques exercices pour m'y habituer. Ça fait un mal de chien.

Demain, je pars pour Stuttgart avec Serge. J'ai retrouvé ce carnet en faisant mes valises. Je sais pas trop si je vais le continuer ou non.

C'est le début de ma nouvelle vie. Une vie de méca, où j'aurai peut-être une chance de récupérer Kímon.

J'ai demandé à garder mon bras d'origine et je l'ai jeté dans la Seine. Le bras droit.

Bienvenue au Mordret's Pub - Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant