Il est six heures. En dépit de toutes mes espérances, malgré l'autohypnose, me voici déjà réveillé et, surtout, en pleine forme. Je dois probablement avoir déjà atteint mon nombre optimal d'heures. Benjamin, lui, dort profondément au point où un léger ronflement atteint encore mes oreilles.
Le téléphone à la main, je retrouve mon salon pour m'installer sur un de nos fauteuils. La journée sera longue, aujourd'hui, puisque je retrouve mes patients. Je pourrais donc relire quelques dossiers ou bien préparer les séances les plus délicates. Néanmoins, l'envie manque, ce matin.
Je suis en forme mais pas nécessairement enclin à me consacrer dès à présent à mon travail. Même si je suis comblé par ma profession, mon aptitude à l'écoute est parfois plus ou moins élevée. Si, avant même qu'ils ne soient arrivés, je m'engage dans un travail de préparation, je risque donc de plaquer sur eux les objectifs de la séance.
C'est tout du moins ce que je crains si, aujourd'hui, avec un réveil si précoce, je me lance dans une telle aventure. Le café, la musique – dans un casque, à mon tour, pour ne pas réveiller Benjamin –, mes pensées se suffiront à eux-mêmes pour une fois. Le fait est que la musique d'hier persiste.
Je retrouve ainsi malgré moi des rythmes, des tonalités, des notes entendus hier soir. Ceux là même qui étaient parvenus à me conduire à un état second, à un retour à moi. Au lieu de lire, au lieu de regarder mon téléphone, je me retrouve donc à me contenter de ce piano qui se joue de mon attention.
J'imagine la main du pianiste percuter les touches blanches et les touches noires. Je connais leur sensation, leur vibration, le plaisir immense qui les envahit quand ils laissent leur main prolonger la sonorité d'une note. Soudainement, pour la première fois, une note a un corps, un prolongement.
Elle devient un fil auquel rien ne peut s'attacher. Elle est un filament sonore, coloré, mouvant. Dans le noir du café, je découvre une nouvelle palette de couleurs. Elles prennent vie en son sein et viennent entourer mon corps comme des plantes carnivores. L'image, peu enthousiasmante, me sort alors de cet état.
Je quitte le casque et reprends donc possession de mon portable qui affiche de multiples notifications du logiciel de gestion des rendez-vous que j'utilise. Comme d'habitude, les patients se sont battus pendant ces derniers jours et même durant la nuit afin d'obtenir un nouveau créneau.
Mon emploi du temps serait quasiment bouleversé tous les jours si je laissais la main à mes patients. Mon premier patient, d'ailleurs, lui, est là depuis la semaine dernière. Sébastien lui a en effet attribué ce créneau toutes les semaines, quasiment. C'est un choix heureux, je suis toujours en pleine forme pour mon premier patient.
Au milieu des notifications bleutées se trouve évidemment la réponse que je n'ai pas eu la volonté d'attendre hier soir.
Si nous n'avions pas eu un échange plus approfondi ces derniers jours, je pourrais croire que tu es froid, Alban ! Mais, je commence à te connaître. Alors je me dis que je me trompe.
Crois-tu qu'après avoir confié entre tes mains une partie de mes inquiétudes et de mes réflexions, après avoir joué de l'orgue expressément pour toi, après avoir eu peur que tu ne sois blessé, après tout ceci, crois-tu que je ne serais pas capable de te regarder dans les yeux ? Je crois que tu as la réponse.
Pour le reste, peut-être devrions-nous en parler ensemble plutôt que de s'écrire ici. Mais dans tous les cas je comprends ton alerte et j'y souscris. Il ne faut pas trop s'appliquer de cadres. Quant à l'intime, c'est très clair, merci.
J'ignore si tu dors déjà, mais, par précaution, je te souhaite et une bonne nuit et une bonne journée.
Je l'entends en le lisant : tu es agacé. J'en suis désolé, Nathan, mais il faut parfois savoir poser des distances, respecter les limites. Ma vie professionnelle est un monde à part et, tu l'as dit toi-même, je suis un chiant psy. Mais nous sommes amis. Il faut savoir faire la distinction. Et j'ai encore trop peur que tu n'y parviennes pas.
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Le Saint Ange (BxB)
General FictionAlban, psychiatre, connaît un certain succès avec son cabinet. Ses patients sont plus ou moins connus et plus ou moins reconnaissants. Mais le succès professionnel ne se suffit pas à lui-même. Un patient difficile, une vie privée qui s'effrite, Alba...