CHAPITRE 10 - Le poids des fantômes

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Lumenys suivit du regard les hautes maisons du village, qui s'éloignait de plus en plus à mesure que le traîneau prenait de la vitesse. Même si elle y avait passé moins d'une journée, le quitter faisait naître dans sa poitrine un étrange sentiment de nostalgie. Cet adieu lui rappelait celui qu'elle avait dû faire à son village natal, à peine cinq jours auparavant. Des siècles semblaient s'être écoulés depuis.

Lumenys se demanda ce que ses parents faisaient à cette heure-ci. Ils venaient probablement de se réveiller, grâce aux rayons de soleil de plus en plus lumineux qui filtraient à travers les rideaux de leur chambre. Sa mère était peut-être déjà debout, en train de menacer son père de le jeter du lit s'il ne se levait pas dans les deux minutes. Ou alors peut-être pensaient-ils à elle. Peut-être qu'ils se demandaient où elle était, si elle allait bien. Si elle aussi pensait à eux.

Sentant son cœur s'alourdir, Lumenys chassa de ses pensées le visage de ses parents, et se concentra sur la forêt qui se déployait devant elle, bordant la route. Elle ne parvenait toujours pas à s'habituer à la couleur bronze de ses feuilles. Cependant, il y avait quelque chose d'apaisant à les regarder se balancer au gré du vent, tandis que leur tronc restaient immobiles et stoïques. Les arbres ressemblaient à des statues d'argent à la chevelure de cuivre. Ils étaient très différents de ceux de Mageliam : Lumenys ne sentait aucune vie vibrer en eux, elle ne pouvait deviner leur respiration. Comme s'ils étaient aussi morts que les cailloux traçant les bords de la route.

— Tu ne trouves pas qu'on dirait que les arbres sont morts ? demanda-elle à Mélhora, assise à sa droite. Il n'y a que leurs feuilles qui bougent...

— C'est vrai, approuva Mélhora en fronçant les sourcils. Mais c'est sûrement parce qu'il n'y a pas de magie qui coule en eux, comme c'est le cas pour les arbres de Mageliam. Peut-être que sans magie, les arbres ne peuvent pas vivre.

— La magie ne coule que dans le sang des fés, pourtant ça n'empêche pas les géants, les anges, les lutins, les syrens et les elfes d'exister, commenta soudain Feldrieg en se retournant. Ce que l'on voit n'est pas toujours le reflet de la réalité : tout comme ce n'est pas parce qu'on dort que l'on meurt, ce n'est pas parce que les arbres ne bougent pas qu'ils ne vivent pas.

Il s'exprimait d'un ton calme et convaincu, sans manifester aucun agacement. Lumenys se sentit stupide devant une telle évidence. En croisant le regard de Mélhora, elle vit que son amie ressentait la même chose, et ne trouvait rien à répliquer –ce qui était assez rare pour être souligné. Feldrieg leur adressa un sourire doux, qui accentua l'innocence qu'exprimait son visage lunaire, et se retourna face à la route.

Le reste de la journée se déroula sans encombres, les neuf fés bercés par le glissement du traîneau. Stelias tenta de les inciter à pratiquer leur pouvoir, mais Héliane déclara qu'il était hors de question qu'elle invoque ses flammes alors qu'ils se trouvaient dans un traîneau en bois. Une fois le soleil couché, Feldrieg gara son traîneau à l'ombre des arbres, et tous se blottirent les uns contre les autres pour affronter la fraîcheur de la nuit, allongés sur des couvertures dans la neige immaculée. Étonnamment, Lumenys trouva celle-ci sous son dos aussi confortable que le matelas de son lit. Elle finit par s'endormir, bercée par les ondulations et le bruissement des feuilles, et les étoiles qu'elles apercevaient scintiller à travers les branches.

Le lendemain, tous reprirent la route en silence, prêts à revivre la même journée que celle de la veille. La forêt d'arbres sur le côté disparut pour laisser place à de vastes plaines enneigées qui s'étendaient à l'infini, parsemées d'immenses lacs gelés. Leur surface lisse reflétait la lumière du soleil dans un éclat presque aveuglant. Lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée d'une épaisse forêt, les Eolis s'arrêtèrent d'eux-mêmes. Feldrieg se tourna vers ses passagers.

Les Six Lumières - Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant