CHAPITRE 14 - L'épreuve du Regard

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Pendant les premières secondes, elle ne vit rien, n'entendit rien. Autour d'elle, tout n'était que vide et obscurité. Jusqu'à ce que des dizaines de paires d'yeux s'allument de tous les côtés, comme des lumières éclairant la nuit. Des yeux qui la dévisageaient sans aucune gêne, d'un air presque cruel. Des yeux marron aux longs cils sombres. Mes yeux marron, comprit soudain Eidana. Cette constatation la plongea dans un profond malaise. Ce n'était pas du tout ce à quoi elle s'attendait. Et elle était loin d'apprécier l'éclat mauvais qu'elle croyait distinguer dans les multiples réplications des ses prunelles.

Mais bientôt, tous les yeux s'éteignirent les uns après les autres. Une lueur aveuglante ne tarda pas à balayer les volutes d'obscurité, et Eidana se retrouva bientôt dans un espace d'un blanc lumineux, vide et sans limites. Elle se sentait étrangement creuse, et beaucoup trop légère. Sûrement parce qu'elle avait laissé son corps dans la grotte au mille rêves, avec la doyenne, et que seul son esprit se trouvait dans cet espace-temps coupé du monde.

Une tâche noire apparut dans le décor, troublant la perfection immaculée de la pièce. Engluée au sol à quelques pas d'Eidana, elle paraissait dérangeante, inappropriée, presque honteuse : elle salissait la lumineuse blancheur du lieu, comme une maladie contaminant un corps sain. La poitrine d'Eidana fut soulevée d'un profond dégoût. Elle avait envie de s'éloigner le plus possible de cette boue gluante, mieux, de la forcer à disparaître, de la nettoyer de la surface du sol. Mais en même temps, elle éprouvait à son égard une fascination incompréhensible. Ses jambes refusaient de bouger, et ses yeux restaient fixés sur la tâche, comme lorsqu'on ne peut détourner le regard d'une scène choquante, dérangeante, poussés par une sorte de curiosité malsaine.

À la grande horreur d'Eidana, la tâche se mit à enfler, étirant ses tentacules gluants, jusqu'à former une immonde masse solide aussi grande qu'elle. C'était un magma de ténèbres, grouillant comme une mare d'insectes, d'un noir tourbillonnant et féroce. La chose ne bougeait pas, ne faisait aucun geste pour se rapprocher d'Eidana. Mais les ondulations de ses vagues gluantes arrachaient à la Terrestre des frissons de dégoût.

Puis les yeux reparurent.

Eidana se retint de hurler en voyant les regards bruns – son regard brun, qui l'avaient si cruellement observée quelques minutes plus tôt, greffés sur l'entièreté de l'immondice noir. Ils la fixaient d'un air implacable, tous animés de lueur différentes : mépris glacé, rage brûlante, fureur flamboyante... Toute cette violence contenue dans le reflet de ses yeux la rendait malade. Parce qu'elle savait que son vrai regard pouvait exprimer, avait exprimé, un jour, la même animosité. Elle aurait voulu arracher ces yeux un par un, les écraser sous ses talons, les dissoudre dans le néant. Tout plutôt que de les regarder s'associer à cette masse d'ombres grouillantes, tout droit sortie d'un abyme de ténèbres.

Sans crier gare, l'ombre plongea sur elle.

Tous ses sens en alerte, Eidana réussit à réagir suffisamment vite pour l'éviter en se jetant sur la gauche. Par réflexe, la Terrestre ouvrit son esprit et son corps à la Terre, cherchant les racines, les branches,les roches susceptibles de la protéger. Sur un simple désir, un mur de pierre s'éleva entre l'affreuse masse sombre et elle. Mais ce bref répit ne dura que quelques secondes : la chose traversa le mur comme s'il n'existait pas, et se referma autour d'Eidana en un étau visqueux.

Eidana s'attendait à ce que la chose la frappe, la blesse, la détruise. Qu'à défaut de déchiqueter son corps, elle tente de briser son esprit.

Mais elle fit quelque chose de bien plus déroutant, et bien plus terrifiant. Elle se coula autour d'Eidana, se greffa à sa corps, s'immisça dans tous les pores de sa peau. La Terrestre avait l'impression qu'elle cherchait à prendre possession de son être, à pervertir son âme, à empoisonner ses veines.

Les Six Lumières - Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant