Épisode 10

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— Je suis tellement chanceuse d'avoir des filles comme ta sœur et toi, déclare Caroline.

Ariane, qui est en train de mesurer l'huile d'olive, réfrène difficilement sa mauvaise humeur.

— Est-ce que tu peux hacher le persil plus rapidement? réplique-t-elle. Je vais en avoir besoin.

Les deux femmes se trouvent dans la cuisine magnifiquement décorée et préparent le souper. Ou plutôt, Ariane prépare le souper et sa mère l'aide en buvant un verre de vin blanc.

D'habitude, c'est le père qui cuisine, mais il est au restaurant avec des clients et la petite sœur est chez une amie. La mère s'est mise en tête de préparer de la sauce arrabiata, a ouvert les conserves de tomate, haché une gousse d'ail... et a appelé Ariane à la rescousse.

« C'est incroyable d'être aussi nulle en cuisine » pense Ariane. Elle n'aime pas la sauce arrabiata et trouve que sa mère aurait dû s'en rappeler.

— Qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui? demande la mère, tandis qu'Ariane chauffe l'huile d'olive dans la casserole.

Ariane va se faire chicaner si elle répond honnêtement... ce qu'elle fait sans hésiter.

— J'ai paressé. Je n'avais pas d'énergie alors j'ai lu un roman.

— Tu as des travaux à faire?

— Des tonnes. Je commence à être très en retard.

— Ça fait du bien de prendre congé de temps en temps, dit Caroline.

Ariane la regarde avec étonnement, puis comprend. Sa mère est encore sur le high de la vente de la maison.

Elle est tellement changeante qu'on ne sait jamais à quoi s'attendre. Des commentaires acerbes claquent dans l'esprit d'Ariane mais elle se contente de dire assez sèchement:

— Maman, c'est le temps de mettre la table.

— Je m'en occupe!

Caroline prend deux assiettes dans l'armoire.

— Tu ne sors pas ce soir?

— David organise un party, mais j'ai décidé de me reposer.

— Excellent. Il ne faut pas que tu sois trop accessible. Play hard to get. C'est la base de la séduction.

Encore un commentaire idiot! La base de la séduction, c'est l'amour. L'image du garde du corps se forme, l'envie de lui parler, le regret de ne pas aller au party où elle pourrait le voir.

Les penne sont cuits. Ariane enlève l'eau avec un tamis, puis mélange la sauce avec les pâtes. Les deux femmes s'assoient à l'îlot et se servent.

— Succulent! s'extasie Caroline.

Ariane se tait.

— Je regrette un peu que tu n'ailles pas chez David, continue la mère. Un party chez les Poulin, ça doit être spécial. J'aurais aimé que tu me le décrives.

— Il m'a dit que ça serait incroyable.

Ariane devine la suite et sa mauvaise humeur fond comme un glaçon dans un sauna.

Aujourd'hui, c'est la maison. Nombre de pièces, nombre de salles de bains, comment est la piscine intérieure et qui l'utilise, qui la garde en ordre.

— Ils ont une femme de ménage à temps plein, explique Ariane. Une immigrante des Philippines. Les bonnes font aussi du ménage.

— Ce sont leurs seuls employés?

— Mme Poulin a une assistante personnelle.

— Pas de cuisinier?

— Ce sont les bonnes qui font la cuisine.

— M. Poulin n'a pas d'assistant personnel?

— Je crois que ce sont des employés de sa compagnie qui s'occupent de ça.

— Il n'a pas de chauffeur?

— Ah non! Il adore conduire!

L'intérêt de sa mère est total et elle en oublie de manger. Bien sûr, Ariane comprend sa fascination. Avec le succès de leur fibre optique, ces deux dernières années, les Poulin sont devenus tellement riches qu'ils se sont élevés au-dessus des habitants d'Outremont. Ses amies la questionnent aussi et Ariane n'échappe pas à sa propre attraction.

Elle se sent comme une exploratrice qui raconte ses aventures à un public admiratif et a envie d'incorporer des mensonges, juste pour voir si sa mère les repérerait.

L'appel de David lui revient en tête, son cœur qui bat pour elle comme celui d'Ariane bat pour lui, et un sentiment de bien-être la gagne. Pour une fois, elle profite du moment présent. Elle en vient presque à aimer la sauce.

— Quel genre de personnes sont les parents de David? demande Caroline.

— Mme Poulin est gentille. Je ne la vois pas souvent. Elle s'occupe beaucoup d'organismes de charité. M. Poulin est un homme qui sait ce qu'il veut. Il commande à des centaines d'employés et ça parait.

— Pas des centaines d'employés, corrige Caroline. Des milliers.

— Il travaille tout le temps. Et il demande à David de travailler soixante heures par semaine.

— Est-ce que David trouve ça difficile?

— Non. Pour lui, c'est normal.

— Tu es mieux de l'accepter, dit Caroline. C'est dans sa nature, comme son père. Les Poulin sont des bâtisseurs. Pense à la quantité d'emplois qu'ils créent et à la richesse qu'ils amènent!

Juste un instant, Ariane pourrait céder à sa fascination pour B et ça serait se jeter dans le vide. Sa douleur à son épaule est là pour lui rappeler son goût pour l'autodestruction. Elle doit éviter la maison des Poulin jusqu'à ce que les gardes du corps disparaissent.

Elle mentionne les lettres de menace qui effraient M. Poulin.

— Ça vient de parasites! s'écrie Caroline. De paresseux! Des médiocres, incapables de réussir et qui frustrent sur le succès des autres. La société est pleine de gens comme ça. Des trolls!

— David est coincé chez lui à cause de ça.

— C'est quand même extrême. Les lettres doivent être terribles.

On sonne à la porte.

— C'est David! s'écrie Ariane. Il a dit qu'il allait s'arranger pour que je vienne au party!

Caroline se met à rire tandis qu'elle se lève pour répondre.

— Il est vraiment amoureux de toi.

— Il est vraiment têtu, tu veux dire. Je vais lui montrer que je peux être aussi forte que lui. Je ne sors pas d'ici!

La sonnette retentit encore.

— Je te félicite, dit Caroline. Tu joues bien tes cartes.

Une minute plus tard, elle revient dans la cuisine, seule. Elle a un air bizarre.

— C'est pour toi. Quelqu'un que je ne connais pas.

Ariane se dirige vers la porte d'entrée et fige.

B, le beau démon, se tient dans le vestibule et la regarde d'un air dur. L'envie de se jeter dans le vide gagne Ariane. Ça serait tellement bon!

[suite dimanche le 7 août]


Protection dangereuse [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant