Épisode 7

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Devant le miroir de la salle de bain, Ariane se brosse les cheveux et chantonne. La soirée s'annonce pour être agréable et va la distraire de ses ennuis. Plus besoin de penser aux lettres de menace anonymes, aux voleurs dans les cuisines ou aux gardes du corps trop séduisants. Ariane va souper avec ses amis de Greenpeace, des gens qui savent s'amuser, même s'ils sont convaincus que la planète fonce vers le désastre.

Ils étudient tous à l'université, viennent de milieux moins aisés, mais la traitent comme l'une des leurs et elle l'apprécie.

Un cri résonne à travers la maison.

- YES!!!

Ariane reconnaît la voix de sa mère et son humeur noircit. Elle rejoint sa sœur dans le corridor et les deux filles descendent l'escalier.

Caroline vient de rentrer et se tient dans le vestibule. Elle laisse tomber son porte-document sur le plancher, son manteau, puis se débarrasse de ses bottes en les envoyant dans les airs.

- C'est signé! J'ai vendu la maison!

Elle prend ses filles par la main et les trois femmes dansent en rond. Le père apparaît, l'air mal réveillé. Il devait faire une sieste.

- 48 000 dollars dans nos poches, dit Caroline.

À la surprise d'Ariane, le visage de son père se décompose. Ses parents s'enlacent, au bord des larmes. Ils ne ressemblent pas à des gens qui vivent un succès mais à des condamnés qui ont obtenu un sursis. Ariane sait bien pourquoi. Jamais ils n'auraient dû acheter cette maison chez les super-riches et surtout pas avec le salaire incertain de la mère.

Le métier d'agent d'immeuble, c'est des hauts très hauts et des bas très bas. Recherche de clients, d'acheteurs, visites et discussions, des efforts qui ne donnent rien pendant des semaines, et soudain, une vente est conclue et une grosse somme d'argent apparaît. Caroline s'écarte de son mari et essuie ses yeux. Sa joie est revenue.

- 48 000 dollars. Mettez vos plus beaux vêtements. Ce soir, on fête!

- J'ai un souper avec mes amis! proteste Ariane.

- Tu les verras une autre fois.

L'adolescente n'insiste pas. Le moment est trop important.

Elle envoie un texto pour prévenir la gang de Greenpeace et remonte dans sa chambre, encore émue par la détresse de ses parents. Leurs difficultés financières sont pires que ce qu'elle croyait. Comment s'habiller? Ses vêtements ordinaires ne conviennent plus. Ariane choisit un tailleur vert, beaucoup plus chic, un collier et des boucles d'oreille en or, et elle se maquille. Caroline adore quand sa fille « met tous ses atouts de son côté » et « montre à quel point elle peut être séduisante ».

Ça fonctionne.

- Tu es magnifique! dit-elle quand Ariane redescend.

- Merci, maman.

Ariane a répondu avec froideur. Le « tu es tellement maigre » et le « encore habillé comme un arbre de Noël » lui restent en tête mais elle s'adoucit quand sa mère la prend par les épaules et lui caresse les cheveux.

- Ta jeunesse, dit Caroline. Ta fraîcheur. Rien ne peut accoter ça. C'est vrai que tu es mince, mais tu es tellement belle!

Les parents décident d'aller s'amuser au centre d'achats Rockland avant de manger au restaurant.

- Je meurs d'envie d'un steak saignant, dit le père. Épais d'un pouce.

- Mon lion! dit la mère avec affection.

Dans l'auto, Ariane parle des lettres de menace reçues par le père de David, des voleurs dans la cuisine et du garde du corps au restaurant. Quelque chose dans sa voix doit trahir son intérêt car sa sœur demande:

- Il a l'air de quoi?

- D'un tueur, dit Ariane.

- Ah, les rumeurs! dit la mère. Moi, on m'avait raconté que des pyromanes avaient allumé un incendie.

- Des concurrents essaient d'acheter PLN, continue Ariane. David pense que c'est lié. Ça serait une manière de pousser son père à vendre.

- Un jour, dit Caroline, nous serons riches nous aussi. Alors nous engagerons nos propres gardes du corps pendant une semaine. Juste pour le feeling!

- Nous sommes déjà riches, dit la petite sœur.

- Nous serons riches quand notre hypothèque sera moins grosse.

Mais alors, ses parents achèteront autre chose. Une maison de campagne en Jamaïque, un bateau, un avion... Ils ne pourront pas se retenir. L'argent leur brûle les doigts.

Le VUS* traverse Outremont par la rue McEachran, passe le viaduc qui surplombe la voie ferrée et s'arrête à un feu rouge. Un homme va de voiture en voiture. Squelettique, il gesticule en agitant une tasse de carton. La détresse ordinaire est imprimée sur son visage.

Ses pantalons trop courts dévoilent ses chevilles, il porte des souliers de course malgré l'hiver et un manteau trop grand, violet, ridicule.

La famille l'observe derrière les vitres bien fermées du VUS. Un BMW luxueux, gros comme un tank et aussi impressionnant. Sa location mensuelle dépasse probablement ce que ce gars-là a dépensé en dix ans. C'est un investissement essentiel dans son travail d'agent d'immeuble de luxe, selon Caroline, encore plus que son collier de perle. Les clients doivent sentir son succès.

- Je me demande quelle drogue il a pris, dit le père.

- Je mourrais de honte si je devais m'habiller comme ça, dit la sœur.

- On va lui demander de marcher à quatre pattes et de faire ouaf, dit la mère. Pour un dollar. Et il va le faire.

- Comment pouvez-vous le juger comme ça? s'écrie Ariane. Vous ne savez rien de lui. Il a peut-être vécu un coup dur.

Sa voix vibre d'indignation. Sa mère s'esclaffe.

- Tu es tellement naïve!

- C'est juger les gens sans savoir ce qu'ils ont vécu qui est naïf, réplique Ariane. Donnez-lui un peu d'argent.

- Pas question, dit Caroline. Moi, j'ai travaillé pour l'avoir.

- Ils utilisent l'argent qu'on leur donne pour se droguer, dit le père.

- Et alors? Si ça lui donne un peu de plaisir? Il parait que le tiers des mendiants de Montréal ont subi des agressions sexuelles durant leur enfance.

- Tous les ratés racontent ça pour se justifier, ricane la mère.

Elle imite une voix masculine.

- C'est parce que mon professeur de musique m'enculait que je suis accro à l'héroïne.

- Je vais lui donner de l'argent, dit Ariane.

- Je t'interdis de faire ça.

- C'est mon argent.

- Je suis ta mère et c'est moi qui décide. Je ne veux pas qu'il s'approche de la voiture. Il a sûrement des poux.

Le feu passe au vert et le VUS va redémarrer. Ariane ouvre la portière et lance des pièces de deux dollars vers le mendiant, qui se penche pour les ramasser, puis elle sourit à sa mère. Choquée, Caroline se tait.


*VUS=SUV

[suite dimanche le 17 juillet... je ne vais plus essayer d'écrire plus vite, je n'y arrive juste pas]


Protection dangereuse [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant