Épisode 12

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La vieille Sonata est rangée le long du trottoir, moteur éteint, dans cet univers de maisons luxueuses. Assise sur le siège du passager, Ariane est tournée vers le garde du corps, qui parle en regardant devant lui comme si elle n'était pas là, tandis que le soleil baisse et que les ombres s'allongent.

- Ça a commencé avec les lettres anonymes, dit-il. La première est arrivée il y a six semaines, postée à l'adresse personnelle de Charles Poulin, une adresse supposément confidentielle. Deux jours plus tard, une nouvelle lettre a suivi. Poulin les a jetées sans s'inquiéter, et il ne s'est pas inquiété davantage quand son auto a été volée. Il s'est contenté de porter plainte à la police et ne leur a même pas parlé des lettres. Et puis quelque chose a tout changé et il a commencé à avoir peur.

B se tourne vers Ariane.

-Tu n'es pas au courant de ça?

- Juste qu'il a reçu des lettres anonymes, dit-elle.

Elle ressent un éclair de plaisir parce que B lui a souri. Mais c'est un sourire cruel. Ariane ne parvient pas à imaginer ce qu'il va lui raconter.

- Poulin s'est mis à avoir peur quand on a retrouvé son auto, dit-il. Il s'est énervé, a exigé que la police fasse une vraie enquête et nous a engagés pour le protéger.

- Comment ça?

- Son auto a été... torturée. La police l'a retrouvée dans un terrain vague de la rive sud. Chaque vitre avait été crevé à coup de masse, la carrosserie avait été détruite de la même façon, les sièges avaient été lacérés à coups de couteau, le moteur démantibulé. L'auto était pire qu'une perte totale. Chaque pièce était brisée. Et une nouvelle lettre se trouvait à l'intérieur.

- Pourquoi la détruire comme ça? Je ne comprends rien!

- L'étape suivante, c'est les deux hommes qui ont visité la maison.

- Les voleurs?

- Ce n'étaient pas des voleurs.

- Mais David dit que...

- Les deux hommes sont entrés dans la cuisine, ont ouvert les armoires et mis des assiettes sur le plancher. Est-ce que des voleurs feraient ça? La fille des Poulin leur est tombée dessus et ils l'ont attachée. Ils ont entassé des livres de cuisine sur le comptoir, avec des papiers et des boîtes de carton, ont vidé dessus une bouteille de rhum et ont mis le feu. Ils sont allés dans le salon, ont décroché un tableau du mur, un Marc-Aurèle Fortin, et ils l'ont jeté dans le feu.

- Quoi?

Pourquoi David ne lui a-t-il pas raconté ça? Le plus étrange, c'est les assiettes sur le plancher. Agir comme ça n'a aucun sens.

- Ils ont sorti la fille de la maison, continue B. Myriam. Heureusement pour elle, deux policiers sont arrivés et les supposés voleurs ont été obligés de la laisser. Sinon, ils la kidnappaient.

Ariane, en état de choc, reste muette.

- À ce moment, Poulin n'employait qu'un garde du corps durant la journée, juste pour lui. Soit que c'était du courage, soit de la stupidité. Il a été obligé de se rendre à l'évidence. Sa femme, ses enfants, lui, ils sont tous en danger d'être kidnappés. C'est depuis ce moment-là qu'on les surveille 24 heures sur 24.

Est-ce possible? Ariane réalise qu'elle est raide et serre les poings.

- Les deux supposés voleurs n'ont rien volé parce que ce n'était pas leur but, explique l'homme. Ils veulent de l'argent, une grosse somme, et ils sont très dangereux. Selon mes collègues, ce ne sont pas des Québécois mais des Russes. Ça, ce n'est pas une bonne nouvelle pour les Poulin. La mafia russe recrute d'anciens soldats des guerres en Afghanistan et en Syrie. Ils choisissent les plus sadiques. Les monstres. Des hommes qui aiment couper les têtes des gens pour les planter sur des piquets, qui assassinent les femmes avant de les violer, parce qu'ils préfèrent baiser les cadavres, qui vivent avec les...

Ariane se bouche les oreilles.

- Arrête!

- Tu comprends, maintenant, pourquoi David n'a pas la permission de venir te chercher?

- Oui...

- Détruire l'auto à la masse, mettre des assiettes sur le plancher, allumer un feu dans la cuisine et brûler un tableau, c'est une manière de passer un message: vous allez mourir si vous ne payez pas. Nous sommes fous, nous adorons la violence et nous faisons ce que nous voulons. Je n'ai pas vu les lettres, mais elles sont complètement incohérentes, il paraît.

Ariane n'est pas une Poulin et ses parents ne sont pas si riches. Elle-même ne risque rien. C'est pour David et sa famille qu'elle s'inquiète. Et elle ressent une grande pitié pour Myriam, qui a été capturée et presque enlevée par des hommes comme ça.

La peur s'imbibe en elle, comme lorsqu'elle était enfant et que sa famille habitait le triplex branlant d'Hochelaga-Maisonneuve, avec leur voisin sur le BS, toujours saoul et dont les enfants se battaient au parc. Il les encourageait à cogner plus fort. Elle inspire profondément. Tout va bien aller, se dit-elle. Les Poulin sont protégés. Les hommes comme B sont capables de tenir tête aux pires fous.

- Pourquoi la police n'intervient pas? demande-t-elle.

- Ils ont fait une petite enquête mais n'ont aucun indice. Même si Poulin est un homme d'affaires important, son cas n'est pas prioritaire. Pour le moment, on ne parle que d'une auto volée, de deux voleurs et de lettres anonymes. Plus le ransomware, bien sûr.

- Le quoi?

La voix du garde du corps durcit encore et pénètre Ariane comme un scalpel.

- Il ne te raconte rien, ton chum? PLN a été infecté par un ransomware il y a quelques mois. Leurs ordinateurs ont été encryptés et une demande de rançon a été envoyée. Plusieurs millions de dollars en bitcoin pour avoir le mot de passe. Ça aurait pris des semaines pour reconfigurer les ordinateurs, alors Charles Poulin a payé, une connerie monumentale. Il a montré sa faiblesse. Comme le ransomware était presque certainement d'origine russe, je pense que c'est le même groupe.

Il redémarre l'auto.

- Ce sont des pros. Ils ont récolté des millions avec le ransomware alors ils en veulent plus, et ils vont augmenter la pression jusqu'à ce que Poulin paye ou que la police les arrête. Ça va mal tourner.

La violence va éclater, se dit Ariane en sentant son cœur cogner. Non, corrige-t-elle. Rien ne va se passer. Les gardes du corps sont là.

C'est tellement injuste. À force de travail, M. Poulin a réussi à élever sa compagnie au niveau mondial et ça lui amène des problèmes.

- Pour vous aussi, c'est une situation dangereuse, observe-t-elle.

- C'est vrai.

B a parlé d'une voix calme, presque satisfaite. Il conduit l'auto avec des gestes précis.

- Es-tu armé? demande-t-elle.

- Évidemment.

Le mot a été prononcé avec plaisir. Cette situation l'attire. Il veut se battre et il est résolu.

Lui aussi a faim de violence.

C'est effrayant, mais c'est aussi rassurant. Si Myriam avait été kidnappée, il l'aurait peut-être retrouvée.

Qu'est-ce que ce garçon trop beau a pu vivre pour ressentir autant de colère? La haine brûle en lui. C'est ça qui le motive.

- Tu prends ça très à cœur, dit-elle.

B serre les mâchoires, ne répond pas, et la curiosité d'Ariane devient immense.

[suite dimanche le 21 août]

Ce chapitre a été très difficile à écrire, je ne sais pas pourquoi. J'ai ressenti le syndrome de la page blanche (ou plutôt de l'écran vide). Heureusement, j'ai repoussé ce sale syndrome, qui est laid et qui sent mauvais... et j'espère qu'il va se tenir loin à partir de maintenant!


Protection dangereuse [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant