Épisode 8

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L'intérieur du centre d'achats est spectaculaire. Planchers de pierre, étages qui donnent sur le vide, escaliers qui s'élancent dans tous les sens et toutes ces boutiques de luxe qui s'alignent. Sa mère a des rires dans la voix et les yeux de son père brillent tandis qu'ils étudient les vitrines et discutent avec la petite sœur de ce qu'ils veulent posséder. « Et moi, je fais quoi? » se demande Ariane.

Sa mère achète un déshabillé sexy et une machine à faire des bulles de savon. Son père, un harmonica, une lampe de chevet dont la base est une pile de mini-voitures de formule 1 et un drone.

Sa sœur, un réveil matin programmable, qui fonctionne avec de la lumière et des chants d'oiseaux, un sac à main de style japonais et des pantoufles.

- Et toi, Ariane? demande Caroline.

Ariane pense aux immenses dépotoirs qui seront bientôt remplis de ces babioles inutiles, aux bulldozers qui vont les recouvrir de terre, aux mouettes et aux rats. Pauvre planète!

- Je n'ai besoin de rien.

- Achète n'importe quoi! dit le père. C'est le jeu.

- Ça ne me tente pas.

Ses parents n'insistent pas et sa sœur, avec l'argent prévu pour Ariane, s'achète une autre paire de pantoufles.

Le SUV familial traverse la transcanadienne, l'autoroute de 7800 kilomètres qui va d'un bout à l'autre du Canada et défigure Montréal en la coupant en deux. De l'autre côté se trouve un centre d'achats d'un style différent. Immenses parkings à ciel ouvert, magasins à perte de vue et des clients qui en sortent en poussant leur chariot.

Le restaurant est un BBQ-Grill-Bar à l'américaine, au décor sombre et aux lumières tamisées. La famille s'installe sur les banquettes d'une table, le long du mur, et les parents se commandent des apéros.

Une bouteille de vin suit. Ariane s'en verse un demi-verre pour faire plaisir à sa mère et choisit une salade campagnarde.

Le repas se déroule joyeusement. Caroline imite l'accent des clients à qui elle vient de vendre la maison et rejoue le dialogue: leurs objections et ses arguments imparables pour les convaincre. Elle porte encore ses vêtements de travail: tailleur saumon et collier de perles. Tandis qu'elle mange son poulet grillé et que le père déguste son steak monstrueux, ils parlent de leur enfance dans la pauvreté, à Jonquière, avec les prétentieux de Chicoutimi.

- S'ils nous voyaient maintenant! Ils crèveraient de jalousie!

Ariane rit avec eux, hoche la tête et les questionne. Mais un vide grandit en elle et, peu à peu, une illusion la gagne: elle se transforme en machine. Un robot, programmé pour effectuer les bons mouvements et prononcer les bonnes paroles, mais sans rien ressentir.

Elle a l'impression de venir d'ailleurs, comme une extra-terrestre. Les mots sont compréhensibles, pas les émotions. Comment peut-elle réagir de manière aussi différente? Après tout, ils sont ses parents. Mais elle ne regrette pas d'être venue. Sacrifier sa soirée leur démontre qu'elle est avec eux.

- Merci, Ariane, dit soudain sa mère.

Ariane se sent heureuse... puis entend la suite.

- Merci de ne pas nous avoir fait un autre sermon sur la pollution et la consommation. Je ne crois pas que je l'aurais supporté.

Sa mère, son père et sa petite sœur s'amusent en jetant de brefs coups d'œil vers Ariane, qui s'efforce de les imiter. C'est vrai que, parfois, elle exagère dans les discours.

- Ariane va sauver la planète, dit le père.

- Avec son ami le sans-abri, ajoute sa sœur.

- Un de ces jours, dit la mère, elle va nous arriver avec son nouveau plan de carrière: soigner des N**res dans une léproserie en Afrique.

- Je ne suis pas comme ça, proteste Ariane.

- Accepte la vérité, dit la mère.

- Nous avons une fille normale, dit le père. Et une sainte.

Il parle trop fort et la mère bafouille, le regard mou. La bouteille de vin est presque vide et ils sont saouls.

- Tu me rappelles les religieuses de mon enfance, continue la mère. Je n'aurais jamais pensé que ma fille en deviendrait une. Ils ont dû te mélanger à l'hôpital. Je veux un test d'ADN.

Ariane a l'impression d'être lapidée de boue. Elle se détourne.

Elle ne comprend pas. Pourquoi la blague est insupportable, pourquoi ses parents ne la prennent pas au sérieux, pourquoi elle ne réagit pas comme eux. Le robot ne fonctionne plus, une surchauffe a fait sauter les circuits. Soudain, c'est lui, l'objet inutile qui remplira un peu plus le dépotoir.

- Quand j'avais 17 ans, dit le père, je voulais devenir un héros moi aussi. J'apprenais la guitare électrique. Je voulais devenir vedette de rock.

- Ce qui aurait été un très bon plan de carrière, dit la mère. Tu aurais été le nouveau Freddy Mercury, et moi, j'aurais été ton agente.

- Et ma groupie #1.

- Tes autres groupies auraient passé un mauvais quart d'heure si elles avaient essayé de s'approcher de toi.

La conversation dévie sur les millions que le père aurait gagnés s'il s'était lancé en musique. Ariane ne les écoute pas et tente de se calmer. Ses parents plaisantaient, ils sont saouls, leurs paroles ne signifient rien, elle doit oublier ça. Mais la douleur grandit et grandit, comme si l'adolescente avait été percée d'une lance et perdait son sang.

Tout ça pour quelques phrases sans importance. « Je suis folle, pense-t-elle. Beaucoup trop sensible. »

Après quelques minutes, elle se lève.

- Je dois aller aux toilettes.

Les autres ne réagissent pas. Ariane avance vers le fond du restaurant. Son cœur bat trop vite et elle a de la misère à respirer.

- Ça va? lui demande un serveur.

- Oui oui. Je cherche les toilettes.

- Là-bas, au fond.

Dans le corridor, les murs s'inclinent et Ariane doit se soutenir du bras pour ne pas tomber. Enfin, elle trouve la porte, entre et se voit dans le miroir, avec son beau tailleur vert et ses bijoux en or. Ses vertiges s'intensifient. Elle s'enferme dans un cabinet, s'assoit sur le plancher et fait une crise d'anxiété.

[suite dimanche le 24 juillet]


Protection dangereuse [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant