— Qu'est-ce qui vous a poussé à venir me voir ?
Ses doigts tremblaient et son pied tapait frénétiquement le sol. Après son appel avec Zoely, son angoisse s'était décuplée. Ambre avait écouté la psychiatre expliquer le principe et les objectifs des consultations. Elle était reconnue pour sa douceur et son grand sens de l'écoute. Pour se présenter, Ambre s'était contentée de son prénom et son âge. Elle ne souhaitait pas être ici, mais ses parents l'avaient contrainte à faire une ou deux séances. Parler à une inconnue, sans aucun jugement, l'aiderait davantage que se confier à ses amis.
Ambre était assise sur le canapé. Sa posture courbée traduisait son mal-être, ce qui n'échappa pas à la psychiatre. Elle était en face, sur un fauteuil moins confortable. La pièce, pleine de couleurs et de modernité, donnait à l'étudiante l'impression d'être dans un décor. En être à ce stade dans sa vie était impensable, elle se sentait tel un imposteur, volant la consultation d'autres jeunes dans le besoin. À l'exception de ses colocataires détestables, son quotidien lui paraissait correct désormais.
— Mes parents m'ont dit de venir... dit-elle doucement.
La psychiatre remonta sa paire de lunettes, inscrivant quelques mots sur son carnet. Ambre ne supportait pas de la voir écrire comme si chaque détail avait une importance - c'était cliché.
— Ont-ils une raison particulière pour vous avoir dit de venir ?
— Ils croient que j'ai voulu mourir.
Ambre soupira, cherchant sur les murs une horloge. Il n'y avait que des tableaux : un Matisse, un Mondrian et une inspiration de Picasso. Et le silence. Seul le frottement du stylo de la femme contre son carnet s'exprimait. Attendait-elle plus d'informations sur la période d'inconscience de sa patiente ou l'avait-elle déjà cernée ?
— Nous ne sommes pas obligées d'aborder ce sujet dès maintenant, d'accord ? fit-elle, l'air rassurant.
Ambre fixa le tapis. Le bleu canard et le blanc lui rappelaient les couleurs de son ancien appartement. Elle aurait aimé faire un bond dans le temps, retourner en 2012 lorsqu'elle critiquait cette drôle de peinture couvrant les murs de la cuisine. Ou juste revivre le mois de janvier, cette année. Peut-être n'aurait-elle pas cherché à garder contact avec Dougal, peut-être aurait-elle empêché Paolo de côtoyer Nina pour le garder pour elle seule. Mais aurait-elle réellement agi autrement, si un voyage temporel se présentait à elle ? Certainement pas.
— Est-ce que vous acceptez de me parler un peu de vous ? Certains patients choisissent un souvenir marquant de leur enfance comme point de départ, vous pourriez essayer.
Ambre hésita. Ses souvenirs étaient assez flous et la plupart se formaient grâce aux photographies ou aux films de famille. En réfléchissant, elle trouva un point de départ intéressant, qui en disait long sur sa relation avec ses parents et ses frères.
— Je devais avoir cinq ou six ans... commença-t-elle en pianotant sur ses genoux. Dans notre ancienne maison, il y avait une salle de jeux, mais... ma mère n'aimait pas que j'y traîne, car il y avait beaucoup de câbles, de consoles...
La psychiatre, silencieuse, écoutait le récit d'Ambre. L'entendre parler librement la rassura, cette façon de procéder fonctionnait avec bon nombre de ses patients. Se libérer devenait plus facile en contant des événements passés avant d'en arriver au point de rupture, quand il y en avait un. Plus Ambre parlait, moins elle hésitait.
— J'ai deux frères. Yannick et Jérôme... Quand Yann était adolescent, il aimait bien les jeux vidéo. Il avait une console, une Nintendo... Jérôme avait le droit de jouer à Mario Kart, mais moi, je n'avais pas le droit... Parce que j'étais trop petite et que mon père disait de moi que j'étais maladroite et que tout ce que je touchais, je le cassais... Je pouvais le regarder jouer, Jérôme, il était toujours gentil avec moi.
En pensant à lui, Ambre sourit. Il lui manquait.
— Un jour, je suis allée dans la salle de jeux, je savais comment allumer la télé et la console, alors j'ai joué toute seule. J'étais fière... Je me sentais grande, sauf que... quand mon père est rentré, il n'était pas content du tout. Je me souviens de sa colère... Alors j'ai éteint le jeu, mais j'étais vexée, alors j'ai débranché tous les câbles derrière la télé. Je me suis pris une châtaigne. Rien de grave, mais assez pour que mes parents se disputent. Mon père me blâmait et blâmait ma mère. Ma mère blâmait mes frères et mon père.
Ambre se concentra, essayant de se remémorer la querelle de ses parents, mais rien ne lui vint à l'esprit. Son petit âge n'avait pas permis d'enregistrer tous les propos lancés à son sujet. Elle en avait surpris d'autres, des disputes à l'instar de celle-ci. Ce fut ainsi qu'elle comprit que son père ne semblait pas porter beaucoup d'amour pour elle, comme si sa naissance ne représentait qu'une infinie déception.
Ambre prit une longue inspiration et souffla, avant de continuer son récit. Ses doigts tremblaient moins et son pied avait cessé sa rythmique. Elle s'étonnait de parler ainsi, sans interruption et d'avoir envie de poursuivre. Elle n'avait pas la sensation de dire quoique ce soit de crucial, ayant un lien avec sa vie d'adulte, mais ces éléments restaient ceux avec lesquels elle avait évolué et grandit.
— Il y a toujours eu cette... douta Ambre. Cette séparation ? Comme un mur, ou plutôt, une vitre qui nous séparait, ma mère et moi, de mon père et des garçons. Comme si on n'avait pas le droit de partager le même monde... parce que je n'étais pas désirée, ils ne voulaient pas d'un troisième enfant, je me demande pourquoi ma mère n'a pas avorté, tout simplement.
Une larme cherchait à s'échapper, mais elle la balaya avant que d'autres soient tentées de suivre. Elle ne trouvait rien de triste à imaginer qu'elle aurait pu ne jamais exister. Or, le destin avait décidé qu'elle naîtrait et vivrait dans ce monde. Le fil de son existence était déjà tout tracé et elle ne pouvait changer quoique ce soit.
— Je suis née prématurée, je ne sais pas à combien de semaines, ça m'est égal. Je sais juste que j'étais toute petite et assez fragile. Bref... Mon père ne passait pas de temps avec moi, je ne le connaissais pas vraiment. Yann ne m'aimait pas, il m'a dit que quand j'étais encore bébé, il m'appelait « princesse crotte » et que ça faisait rire Jérôme. Mais il avait raison... parce qu'en grandissant, ma mère me traitait en princesse. J'avais droit à tout ce que je demandais, je faisais des crises de colère... Hum... C'est ça, mon enfance, je crois.
Ne sachant plus quoi dire, Ambre se tut, redonnant sa place au silence. La psychiatre écrivit quelques mots de plus, avant de demander :
— Et aujourd'hui, à quoi ressemblent vos relations ?
— Je... Je crois que ma mère essaie de me surprotéger, elle ne comprend pas que je suis adulte. Mon père est froid, il a l'air de faire des efforts, après ce qu'il s'est passé, mais... Yann est pareil, je ne suis pas proche de lui, c'est de Jérôme dont je suis la plus proche. Et quand on est tous ensemble, c'est peut-être qu'une façade mais... je pense qu'on est heureux. Que ça me rend heureuse.
— Les relations familiales sont complexes. Ce sera un point important à aborder.
La psychiatre prit d'autres notes avant de jeter un œil à sa montre. Elle demanda à Ambre si elle souhaitait s'exprimer davantage, mais elle fit « non » de la tête. Elle se sentit subitement étouffer dans cette pièce et ne voulait plus parler, juste dormir.
— Alors, nous allons arrêter ici pour cette première séance. Je pense que vos parents ont eu raison de vous inciter à venir me voir. Est-ce que je vous note un rendez-vous pour la semaine prochaine ?
— Oui...
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Les fleurs renaissent au printemps
Storie d'amoreAmbre est une étudiante passionnée par le cinéma et effrayée par la solitude. Ses amis, les soirées et l'ivresse rythment son quotidien, pourtant, l'année de ses vingt ans exprime un tournant considérable dans sa vie. Après avoir rejeté les avances...