Treizième partie.

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Comme je m'y attendais, dès la pause de midi, tout le niveau terminal sait que j'ai l'intention de demander à Pierre de m'accompagner à la soirée. Les regards se tournent vers moi quand je passe, les chuchotements s'arrêtent pour me regarder avec intérêt. Je suis enfin le centre des regards. J'ai eu l'impression que les gens me dévisageait amèrement ce matin, mais il s'avère que j'ai eu tort, ce qui a le mérite de me calmer. J'avais un peu d'appréhension à l'idée que mon absence injustifiée suscite les conversations - plus que dans la salle des profs - mais tout va bien.

Je dévisage une fille en face de moi qui n'arrête pas de me parler depuis dix minutes du fait que Pierre est un mec dégueulasse et que je ne devrais pas essayer de le séduire. C'est une de ses ex, je crois. J'acquiesce une ou deux fois pour faire comprendre que j'approuve ce qu'elle dit. Mon regard bascule sur l'une des tables de la cafèt' à côté de nous et je surprends deux filles qui sursautent et se retournent vivement. J'ai vraiment envie d'en rire, mais ça ne ferait pas honneur à mon rôle de tsundere accomplie. Je me détourne pour regarder à nouveau la fille devant moi. Elle me fixe d'un air concerné, s'attendant manifestement que je réponde à une quelconque question ou remarque qu'elle vient de dire. Loin de me décontenancer, je profite de cette pose pour l'intimer à partir.

- Écoute, Mélanie, merci de m'avoir partagé tous ces conseils et ton expérience. J'y réfléchirai, merci beaucoup.

Ravie que je retienne son attention (et son prénom), elle me dit au revoir d'un signe de la main et prend son plateau pour rejoindre sa table - à savoir la table avec les deux pimbêches de tout à l'heure. Ces dernières s'empressent de savoir ce que je lui ai dit, mais Mélanie refuse de leur en parler ; « c'est un secret », chuchote-t-elle. Je souris avec mépris. Ces petites prétentieuses donneraient tout pour partager quelque chose avec moi. Bien typique des dindes, tiens.

- Je l'aime pas, Mélanie, soupire Léa.

Je jette un coup d'œil dans sa direction, sans perdre une miette du spectacle de la table des trois cruches.

- Elle a vraiment cru que tu t'intéressais à elle.

Tiens ? Étonnant. On dirait que Madame est jalouse.

- Enfin, c'est pas comme si j'en avais quelque chose à foutre, chuchote-t-elle.

Autant pour moi. On dirait plutôt qu'elle est saoulée que des gens puissent croire ça. Je reporte mon attention sur Léa. Pourquoi dit-elle ça maintenant ? C'est pour me le faire savoir, non ? Elle est bizarre depuis hier soir...

Bon.

Autant lui demander cash.

- Pourquoi t'es sur les nerfs depuis hier ?

Elle relève la tête de son yaourt pour mieux me dévisager.

- Je sais pas. Peut-être parce que tu me sors des excuses bidons au lieu de me dire la vérité.

Ah. Donc elle avoue. Mes mains deviennent légèrement moites à mesure que je me rends compte de la situation. Donc elle sait que je la prends pour une idiote, ou du moins elle sait que quelque chose cloche.

Je sors ma carte "psychologie".

- Oui, désolée. C'est juste que c'est compliqué chez moi en ce moment et--

Léa baisse la voix de sorte à ce que notre conversation ne soit entendue que par nous deux et joue l'action "interruption".

- Me bassine pas avec tes conneries. Arrête de faire comme si j'étais débile au point de pas voir que tu joues avec moi. J'ai répandu la rumeur. T'es contente ? Super, va faire joujou avec tes pantins maintenant.

Je riposte.

- Ne me donne pas d'ordres.

- Donc tu ne démens pas. J'avais un petit espoir de m'être imaginé tout ça, mais t'es définitivement qu'une énorme connasse.

Finalement, elle lance ses cartes et quitte la table. Un seul mot tourne en boucle dans ma tête.

"Connasse."

Je secoue la tête et la regarde partir. J'ai très envie de m'élancer, la rattraper et de lui en mettre une. Ou m'excuser. Au choix. Je crispe tellement ma main sur la fourchette que mes jointures blanchissent. Personne ne semble avoir remarqué que Léa est partie, et encore moins mon trouble.
Une foule de questions arrive vers moi ; je me la prends en pleine gueule. Comment a-t-elle vu que je me foutais d'elle ? Depuis quand joue-t-elle la comédie ? Depuis l'appel ? Ou plus longtemps encore ? Raaah, et ces souvenirs qui ne veulent pas répondre... Je regarde mon plat et étouffe comme je peux mon rictus de dégoût. Cette conversation m'a coupé l'appétit. Je dépose délicatement ma fourchette sur mon plateau et me lève sans précipitation. Surtout, ne pas montrer aux autres mon désarroi. Rester calme. Aller en bout de fil pour déposer mes déchets. Respirer. Regarder droit devant soi.

Alors que je sors de la cafétéria, je pense. Je ferais mieux de noter cette conversation dans mon carnet, même si je ne risque pas de l'oublier. Mieux vaut éviter de se pointer devant Léa comme une fleur en lui disant bonjour. Je la remarque au loin, avec deux de ses amies. Elle non plus n'a aucun intérêt à montrer notre dispute. Si les autres la découvraient, nous serions toutes les deux dans la merde. Elle, car elle se fera moquer des autres élèves pour avoir été aussi conne et qu'elle ne sera plus sous ma "protection", et moi car, même si ma popularité ne risque pas de s'effacer du jour au lendemain, je pourrais tomber au moindre faux pas à partir de ce moment-là.

J'ouvre machinalement mon carnet à la page des "Évènements importants" et écris. J'ajoute également le fait que j'ai une nouvelle fois rabaissé Mystérieuse, puis je tourne les pages pour arriver sur mon PSAP.

"Plan pour Sortir Avec Pierre", évidemment.
Je raye la ligne où j'ai marqué de propager la rumeur comme quoi je voulais l'inviter. Je pousse un soupir. Comment est-ce que je vais faire, maintenant ? Si Léa ne veut plus de moi et Pierre refuse de sortir avec ma personne - même si je ferai tout pour que ça n'arrive pas -, je vais me retrouver seule. Et je n'aurai aucune excuse pour me sortir de cette situation.

Je regarde l'écran de mon téléphone. 13:51.

Je me lève, range mon carnet dans mon sac et me dirige vers ma salle de cours.

C'est parti...

Gouffre.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant