Degan

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Siham

Je sentis mon sang pulser violemment dans mes tempes en suivant du regard la silhouette sombre qui me toisait.

Tandis que je lui hurlai qu'elle m'avait tout pris, qu'elle m'avait détruite, je me revoyais, un minuscule couteau à la main, tentant désespérément, du haut de mes neuf ans, de repousser les apparitions de cette créature.

Autour de moi, tout me semblait différent, les canapés, les fauteuils et même les motifs du tapis aux couleurs chaudes à mes pieds m'étaient presque étrangers. La silhouette remua et je me crispai. J'avais appris à supporter sa présence occasionnelle au fil des ans et j'avais même fini par l'apprécier, parfois. Mais tant de choses avait changé... Je n'étais plus cette petite fille fragile.
Cette fois quand je redressai la tête, je toisai la créature qui se tenait à quelques mètres de moi. Je revis ses mains rêches se serrer autour du cou de mon père, ses grands yeux flamboyants de colère et la chaleur insupportable qu'il dégageait.

Ce jour-là, père était rentré mort soul et, quand je lui avais demandé de m'aider à travailler mon lancer de couteau, il n'avait pas été aussi patient que d'habitude et, au premier échec, m'avait giflé violemment. J'étais tombée et j'avais pleuré, il avait alors hurlé que seuls les faibles pleuraient et m'avait menacé avec le petit couteau de jet qu'il brandissait. C'est là qu'elle était apparue, la créature qui me hantait dans mon sommeil. Elle s'était matérialisée, au milieu du petit salon plongé dans une demi-obscurité, avait saisi mon père et lui avait brisé la nuque, sans plus de cérémonie. Puis elle m'avait regardée une dernière fois avant de disparaître aussi vite qu'elle était apparue.

Tandis que ce souvenir me revenait, tout, autour de moi, se teinta de rouge. Les cris des enfants et la clameur de la ville en contrebas n'étaient plus qu'un bruit de fond et je serrai à m'en faire mal le manche serti de pierres noires de mon arme. La pièce semblait s'être resserrée sur elle-même et j'avais de plus en plus de peine à respirer.

Je suffoquais.

-Siham !

La voix me ramena à la réalité et je repris peu à peu mon souffle. Une main se posa sur mon épaule tremblante et je levai la tête. Un visage aux traits déformés par l'inquiétude encadrés de courtes boucles brunes dont la couleur faisait ressortir le vert de ses grands yeux, était penché sur moi.

Kheira.

Je me redressai en essayant tant bien que mal de paraître sûre de moi et secouai la tête. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Ce n'était pas le moment, pas ici, pas devant Kheira. J'allais devoir m'expliquer ce soir avec les autres, j'en avais conscience. De plus, depuis l'incident de la veille, ils risquaient très vite de découvrir que je n'avais clairement plus toute ma tête.

-C'était quoi ça ? Il est revenu ? Ne me dis pas que tu continues à le voir, je suis sérieuse Siham, je voulais bien garder ça pour nous quand ça n'était arrivé qu'une seule fois mais tu sais très bien que si ça recommence on va devoir le signaler, c'est dangereux.

Si elle savait...

-Et toi tu sais très bien qu'on ne peut pas se permettre de signaler quoi que ce soit en ce moment, pas avec l'Afsah qui arrive. Oublions-ça, faisons-nous discrets pour une fois, tu veux bien ?

Mon amie baissa la tête et soupira, nous savions toutes les deux ce que nous encourions si nous donnions une raison aux autorités de s'intéresser à nous ces temps. L'Afsah arrivait et cela préoccupait tout le monde, c'était l'occasion pour nous de disparaître, de se faire oublier un peu, le temps de quelques semaines.

L'Afsah. La plus grande célébration depuis la victoire d'Esma sur l'Empire de l'Est. La cité ne s'était que récemment remise des dégâts causés par la guerre et le peuple aspirait enfin à des temps de paix après la terreur et la famine qui avaient constitués les dix années précédentes. L'Afsah était jadis célébrée en l'honneur des Dieux en lesquels croyaient nos ancêtres mais cette coutume, comme ces croyances, s'était perdues au fil des âges et plus personne ne se souvenait des temps qui avaient précédés l'époque de grandes reines. Mais cette année, Esma renaissait enfin de ses cendres.

Les couleurs des rubans et les odeurs des épices étaient revenues, les cris des marchands ambulants et les rires des enfants résonnaient à nouveau dans les rues étroites de la cité. C'était la fin du règne de la terreur, le début d'une ère plus calme et aussi le retour des affaires pour nous. Les gens voulaient oublier, ils voulaient s'amuser. Les cabarets et les tavernes étaient pleines et leurs clients moins prudents. Après des années où les gens se terraient chez eux et regardaient par-dessus leur épaule constamment les rares fois où ils sortaient, Kheira, Naim et moi avons enfin des occasions de se remplir les poches, à condition d'être prudents. Ce que nous n'avions pas été ces derniers mois et qui nous avait valu quelques nuits derrière des barreaux et, pour Naim, plusieurs coups de fouet. C'est pourquoi nous ne pouvions pas nous permettre de nous faire remarquer, pas à quelques jours seulement de l'Afsah. Là, nous allions devoir redoubler d'effort et de discrétion pour profiter de la frénésie et du couvert de la foule sans pour autant se faire prendre. Mais pour l'instant, je n'avais pas la tête à ça.

Il était revenu.

Ou peut-être n'était-il jamais complètement parti...

Cette vérité ne cessait de s'imposer à moi et me tordait l'estomac de terreur. Cela devait faire bientôt six mois qu'il ne m'était pas apparu. J'avais commencé à croire qu'il ne reviendrait pas, que j'avais fini par le lasser et qu'il était retourné du trou infernal dont il était sorti.

Un Ghul. Il m'était apparu de nombreuses fois dans mon enfance mais jamais sous sa vraie forme avant mes douze ans. C'était il y a sept ans, au début de la guerre qui opposait Esma à Adrisia, la capitale de l'Empire de l'Est. La reine de cette dernière avait demandé au peuple d'Esma un tribut d'enfant en guise de dédommagement après la mort de son fils héritier, assassiné par les forces de l'ordre de la cité. Notre reine avait d'abord refusé et formellement interdit tout échange, quel qu'il soit, entre Adrisia et Esma. Alors la reine d'Adrisia nous avait déclaré la guerre et ses armées, plus nombreuses et mieux entrainées, avaient vite pris le dessus. Le peuple n'avait alors eu d'autre choix que de livrer le tribut réclamé. J'en faisais partie. J'avais neuf ans à l'époque et quand les soldats de l'Empire nous avaient emmenés, j'étais terrifiée, je priai tous les soirs pour que quelqu'un, n'importe qui, me vienne en aide. C'est à ce moment-là qu'il est apparu. Ses traits étaient durs, sa peau rêche comme du parchemin et son corps dégageait une chaleur anormale. Les premiers soirs il se contentait de s'asseoir près de moi et de me raconter des histoires, sa voix était grave et sèche. Bien que son apparence fût effrayante, les mythes qu'il me contait l'étaient plus encore. J'y reconnaissais certaines des légendes daeviennes que je connaissais mais elles étaient bien plus sombres, les univers et les personnages semblaient sortis tout droit de mes pires cauchemars. Quand je poussais de petits cris de terreur ou que j'avais des mouvements de recul face à la violence de ses paroles, il souriait et ses yeux s'illuminaient d'une lueur malsaine. Un soir, alors que les autres dormaient déjà et que les lanternes éclairant les cellules autour de moi avaient fini par s'éteindre, il s'était penché vers moi et son souffle brulant avait effleuré mon oreille alors qu'il me chuchotait son nom.

C'est à ce moment-là que j'avais pris conscience de ma situation, à ce moment là que tout avait changé, sa voix comme son corps avaient semblé se métamorphoser pour prendre une apparence plus humaine, presque rassurante, paternelle... Un Ghul m'avait révélé son nom. Je n'en serais jamais libre, mais je ne serai jamais seule non plus...

Degan.

Un nom, une malédiction, une entrave.

Le foyer que je n'avais jamais eu.

WardaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant