Celle qui excelle

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Siham

Kheira.

"Celle qui excelle", en Kevian, le dialecte des tribus du Cham.

La culture et l'origine de mon amie lui avaient fourni un prénom digne d'elle, songeai-je en l'observant encocher flèches sur flèches dans un mouvement gracieux, étrangement hypnotique.

Au fil du temps, mon amie et moi avions mis en place plusieurs petits rituels qui n'appartenaient qu'à nous. S'échapper, tard le soir, pour se réfugier à l'abri des hautes dunes surplombant la cité et libérer des dizaines et des dizaines de flèches sans but dans l'immensité réconfortante du désert, en faisait partie.

Ces moments étaient pour nous un moyen de revivre la nuit où les étoiles nous avaient réunies dans un mélange de joie mélancolique et d'euphorie délicieusement nostalgique...

C'était aussi dans ce genre de moments que je découvrais mon amie et me rendais compte à quel point elle était unique.

Kheira excellait dans tout ce qu'elle entreprenait.

C'était un fait qu'elle ne cessait de me prouver, jour après jour, en me faisant, par exemple, mordre la poussière au corps à corps, en préparant le meilleur seffa à la semoule de tout Esma, en tournoyant avec grâce sur toutes sortes de musique ou encore en couvrant chaque surface vierge de notre maison de magnifiques couleurs et motifs de toutes sortes. Elle rayonnait et tout autour d'elle semblait illuminé de l'intérieur.

Je suis son parfait opposé, remarquai-je, en faisant jouer mes orteils dans le sable chauffé par le soleil déclinant à l'horizon.

Les yeux fixés sur les gestes précis et élégants de mon amie, les cheveux, libres de toute entrave, tombant en cascade sur mes épaules couvertes par un épais châle et les pans de ma tunique déployés sous moi, je laissai mes pensées sombres m'envahirent, en toute connaissance de cause...

Regarde-là, belle et puissante, comment pourrait-elle vouloir de toi ?

Kheira s'en sort bien mieux sans le poids de ton malheur pour peser sur ses épaules gracieuses.

Crois-tu vraiment, naïve que tu es, qu'elle te considère comme plus que la pauvre petite fille brisée que tu t'efforces de refouler mais que tu ne pourras jamais cacher ?

Crois-tu, d'ailleurs, pouvoir échapper indéfiniment à cette fille-là ?

Tu n'oublieras jamais, car ces marques que tu appelles cicatrices, sont en fait tout ce qui fait de toi qui tu es.

Elles te définissent.

Dégoutantes, horribles, hideuses. Voilà ce qu'elles sont, voilà ce que tu es.

Mais aussi faible, fragile, bri...

Je plaquai mes mains sur mes oreilles en priant pour qu'elle se taise. Tais-toi ! Hurlai-je en tentant de repousser les horreurs que je lui avais permis de débiter.

Tais-toi !

Je te hais, je te hais, je te hais, je...

Alors elle se tut. Et le silence familier m'envahit à nouveau.

-Siham ?

Je sursautai et lâchai précipitamment la dague que j'avais sorti.

Une minute... pourquoi avais-je sorti cette dague ?

-Siham, tout va bien ?

En un frisson, je chassai mes questions et affichai un sourire fatigué pour appuyer les paroles que je m'apprêtais à prononcer ; quand je me rendis compte que mon amie fixait ma main avec insistance, les traits figés dans une expression de désarroi profond. Ce n'est que quand je baissai les yeux pour trouver ma main serrée à l'extrême sur elle-même que la douleur se manifesta.

Sous le regard suppliant de Kheira, j'entrepris de déplier, un à un, mes doigts dont les ongles avaient transpercé la peau sur quelques millimètres. Je laissai couler sans un mot les perles de sang sur ma paume et les regardai glisser jusqu'à la naissance de mon poignet en évitant résolument le regard de mon amie.

De longues minutes s'écoulèrent dans le silence le plus complet, minutes au terme desquelles Kheira finit par se laisser tomber sur le sable à mes côtés en m'enserrant avec douceur de ses bras puissants. Je laissai ma tête glisser sur son épaule et sentis les larmes rouler sur mes joues pour aller mouiller sa tunique. Mon amie posa doucement sa main sur la mienne et, du bout des doigts, vint caresser ses irrégularités. Elle traça des lignes, dessina des fleurs invisibles et passa patiemment le pouce dessus pour effacer les trainés écarlates qui couraient de ma paume à mon poignet.

Puis elle se mit à chanter.

Sa voix claire s'éleva dans la nuit froide, générant des nuages de buée glacée dans mes cheveux. Ce qui n'était qu'un chantonnement se transforma peu à peu en une véritable balade. Les mots s'échappaient de sa bouche, se liant harmonieusement pour former des phrases qui s'envolaient dans le ciel nocturne et emportaient dans leur sillage mes pensées sombres.

En souriant tout contre son épaule, je songeai à noter que mon amie excellait aussi manifestement dans l'art du chant.

WardaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant