Souvenirs cendrés

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Nassir

Tout autour de moi n'est que ténèbres.

Les ombres semblent bouger lentement et me murmure indistinctement à l'oreille.

Tout n'est que ténèbres.

Les murmures s'intensifient mais leur signification m'échappe toujours.

Tout m'échappe, me glisse entre les doigts.

Les ténèbres m'envahissent une nouvelle fois. Leur profondeur sombre me serre ce qu'il me reste de cœur. La douleur sourde me déchire la poitrine et je tente de hurler, mais les sons refusent de franchir mes lèvres gercées par la froideur ambiante. Ma gorge se noue et l'air ne passe plus, je lève les mains dans un geste désespéré pour respirer mais les ténèbres m'en empêchent. Elles se tortillent autour de moi, s'enroulent sur mes mains et leur souffle glacé me transperce l'âme.

-Nassir... chuchotent-t-elles.

Je secoue la tête et tente à nouveau de crier, d'appeler à l'aide. N'importe qui, que quelqu'un me vienne en aide !

-Nassir...

Je me débats comme un animal sauvage pour me libérer de leur poigne gelée. Elles reculent, je gagne du terrain, ma gorge se desserre et je crie, de toutes mes forces.

-Nassir !

J'ouvris enfin les yeux. L'air entra dans ma poitrine compressée d'un seul coup et je sentis sa brûlure acide le long de ma gorge meurtrie.

-Nassir ?

Je me redressai et balayai la chambre du regard.

Les grandes fenêtres donnant sur la mer en contrebas, les dorures étincelantes des meubles blancs, le marbre de la même couleur illuminé par les doux rayons du soleil, les draps froissés et trempés de sueur du grand lit sous moi et le visage aux traits déformés par l'inquiétude de la jeune femme assise à mes côtés.

Ses longs cheveux blonds tombaient en cascade sur ses épaules nues et ses grands yeux bleus cernés de noir me dévisageaient en silence. Ses lèvres roses étaient réduites à une fine ligne et ses sourcils froncés.

-Nassir, est-ce que tout va bien ? Demanda-t-elle en posant une main chaude sur mon épaule tremblante.

Je la dévisageai à mon tour avant de me dégager d'un léger mouvement. Qui était-elle ? Que faisait-elle dans mon lit ? Que faisais-je dans ce lit, moi-même ? Était-ce seulement le mien ? Où étais-je, pour commencer ? Où étaient passées les ténèbres qui m'étouffaient il y a quelques instants à peine ?

Tant de questions auxquelles je n'avais aucune réponse.

La jeune femme me regardait toujours et je compris qu'elle en attendait justement une de ma part. Je remuai, mal à l'aise en tentant de me rappeler ladite question. Mais une étrange brume avait envahi ma tête et je n'arrivais plus à penser.

-Qui êtes-vous ? Soufflai-je finalement.

Elle ouvrit de grands yeux et sa jolie bouche se déforma en une grimace offusquée. Elle soupira en secouant la tête et me toisa avec une certaine colère.

Je me pris la tête entre les mains en ramenant mes genoux contre mon torse nu. La sueur me coulait dans le dos mais j'eus soudainement très froid. Mon cœur se mit à battre à toute vitesse et je fus parcouru de frissons glacés. La jeune femme recula, effrayée et sorti discrètement du lit.
Je la vis vaguement passer une tunique et de petites pantoufles brodées avant qu'elle ne tourne les talons en jetant un regard mi inquiet mi craintif derrière elle.

Je restai assis dans les draps trempés de sueur plusieurs secondes, minutes ou peut-être heures, je n'aurais su le dire. Ma tête semblait vide de toute pensée raisonnable et je ne parvenais pas à effectuer le moindre mouvement. Tout ce qui ne semblait pas embrumé ou hors de portée était tellement insupportable que je m'en refusais l'accès.

Puis, la raison sembla me revenir peu à peu.

Je me souvins du lit et de la chambre dans lesquels je me trouvais ; de l'odeur et des bruits de la mer en contrebas, des hautes fenêtres ornées d'or typique d'Adrisia, capitale de l'Empire de l'Est, où j'avais grandi. Le poids de ma vie m'écrasa alors et je sentis mes épaules s'affaisser. Je me levai péniblement tandis que les réponses à mes questions défilaient à toute vitesse dans ma tête. Je réalisai alors que la jeune femme devait être une autre conquête d'un soir, qui avait dû être particulièrement vexée que je ne me souvienne pas de son nom.

Son nom...

Malika ? Malvina ? Maria ? Je n'aurais su le dire, mais cela n'avait rien à voir avec ma soudaine perte de mémoire. J'avais toujours eu de la peine à me souvenir de leur nom...

Je soupirai en ramassant mes habits de la veille éparpillés sur le marbre chauffé par les rayons du soleil qui filtraient entre les rideaux. Je m'avançai vers les imposantes fenêtres et écartai leurs longs pans de soie. La vue était magnifique. Les hauts rochers noirs sur lesquels s'écrasaient violemment les vagues d'un bleu profond juraient avec le ciel limpide et les mouettes blanches décrivant de larges cercles au-dessus de l'eau.

Je connaissais ce paysage par cœur.

J'avais grandi ici. Comment avais-je pu l'oublier, ne serait-ce que l'espace d'un instant ? Cette chambre... C'était la chambre de mon enfance. Celle que j'avais si longtemps partagé avec Nadia.

Nadia...

Nadia qui avait toujours détesté la couleur immaculée des murs et du sol. Nadia qui avait donc toujours cherché à tout illuminer de ses dessins multicolores. Nadia dont le rire cristallin avait égayé les couloirs froids et mornes du palais dans les jours les plus gris.

Nadia, ma sœur, ma jumelle, ma meilleure amie...

La chaleur se fit soudain étouffante et mon ventre se noua de douleur. Mon cœur accéléra et je perdis très vite mon souffle. Tout en me tenant le ventre, je me laissai glisser le long de la vitre pendant ce qui me sembla durer des heures jusqu'à ce qu'enfin, le sol me réceptionne. Des centaines de souvenirs douloureux défilèrent à nouveau dans ma tête, martelant mon crâne épuisé comme autant de marteaux, mettant à rude épreuve mes nerfs sensibles.

J'avais envie de hurler. Hurler ma haine, ma douleur et ma peine jusqu'à en briser ces hautes fenêtres en mille morceaux de verres pour achever de transpercer mon cœur meurtri. J'aurais voulu crier sur quelqu'un, trouver un responsable à mon malheur. Mais il n'y en avait pas. Il n'y avait que le feu.

Le feu m'avait tout pris.

WardaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant