Les rescapées de la Nuit

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Siham

La nuit fut longue. Rien, pas même les herbes somnifères que m'avait donné Kheira, ne m'aidait à m'endormir. Les paroles de Degan tournaient en boucle dans ma tête, ne me laissant pas une seconde de répit pour fermer l'œil.

Le voile que Dieu a placé sur les yeux de tes semblables ne peut être levé.

Cette phrase me hantait.

Comme toute Esmianne respectable, j'avais suivi un enseignement de base de la religion dans mes plus jeunes années, avant la guerre et avant Adrisia. Mais même ceux qui n'avaient pas eu cette chance savaient que nos yeux étaient voilés, nous rendant invisible le monde des Anges comme des Djinns, sans pour autant que ces derniers en soient affectés, au contraire, ils étaient parfaitement capables de nous voir et vivaient parfois parmis nous bien qu'ils préférent généralement les étendues désertes pour y construire leurs cités, loin du tumulte des Hommes. Mais il arrivait de temps en temps que les deux mondes se mélangent, et c'était là que les problèmes commençaient.

Degan et moi n'étions qu'un maigre exemple parmis tant d'autre. Les Djinns comme les Ghuls cherchaient souvent à écarter les humains de leur chemin, ils les attiraient en leur promettant richesses et pouvoir. Certains Ghuls, parmis les plus anciens et les plus dangereux d'entre tous, vivant sous le couvert des arbres légendaires des forêts de l'Ouhoud, loin à l'Est, en venaient même à dévorer les malheureux qui auraient l'imprudence de s'y aventurer sans même la connaissance d'Ayat Al-Kursi comme protection. Des imbéciles pour la plupart et qui méritaient très souvent leur sort, mais des humains tout de même.

Le voile et les anges nous en protégeaient pourtant la grande majorité du temps, sauf dans certains cas, comme les quelques minutes par jour que nous passions aux toilettes, là, les anges ne nous suivaient pas et nous étions alors complètement vulnérables... Les Djinns s'en délectaient, nous insinuant des pensées noires, nous poussant à des actes étranges et nous tirant peu à peu dans leurs griffes.

Mais à part ces quelques exceptions, la vie cachée -puisque c'était ainsi que Degan nommait le monde obscur des êtres de feu et de lumière- nous était, comme son nom l'indique, cachée. Nous vivions dans notre monde, eux dans le leur et les altercations entre les deux étaient, malgré tout, plutôt rares.

Mais, d'une manière ou d'une autre, cette règle ne s'appliquait pas à moi ; et c'était visiblement une découverte suffisamment énorme pour qu'elle m'empêche de fermer l'œil de la nuit.

Heureusement, l'aube vint, apportant sa brise fraîche, teintant le ciel de ses nuances pastel et balayant de sa clarté mes sombres ruminations. Silencieusement, je me glissai hors de mon lit et sortis, sur la pointe des pieds pour éviter de réveiller Naïm ou Kheira qui devaient encore dormir. J'espérai pourvoir me faufiler hors de la maison sans subir l'éternel interrogatoire véhément sur mes sorties nocturnes. Mais c'était sans compter sur la nature matinale de Naïm.

-Où étais-tu ?

Je me retournai, presque surprise.

-Au Djinn rieur, mentis-je.

-Siham... commença mon ami, le visage las et se retenant visiblement d'insulter l'intégralité de mon arbre généalogique.

Je le coupai, ne tenant pas particulièrement à entendre ce qu'il s'apprêtait à dire.

-Écoute, je t'ai prévenu hier soir, ne me fais pas une scène, ne tente pas de me raisonner avec une énième morale de grand frère et, pour l'amour de Dieu, ne réveille pas Kheira...

Ma voix n'était plus qu'un chuchotement nerveux quand elle fut interrompue.

-Et pourquoi ne devrait-il pas me réveiller ?

Serrant les lèvres, je me retournai à nouveau, non sans prendre le temps d'adresser un regard noir à Naïm qui s'excusa du regard de manière peu convaincante.

-Kheira, retourne te coucher, ça n'est rien, soupirai-je finalement.

Mon amie m'adressa un regard suspicieux mais ses cernes et le tremblement de ses jambes la trahissaient : elle était épuisée. Si j'avais bien découché cette nuit, Kheira n'était sûrement pas en reste. La connaissant, elle avait dû la passer à arpenter le désert, s'imprégnant de son calme tandis que les souvenirs de son enfance parmis les dunes brûlantes et les oasis scintillantes déferlaient probablement en elle. Je savais combien la vie de nomade manquait à mon amie, mais j'étais bien incapable de la lui rendre pour autant. Je n'étais que spectatrice de sa nostalgie morose. Et cela était plus éprouvant qu'il n'y paraissait...

Kheira n'était pas esmianne, et elle ne le serait jamais, peu importe les efforts qu'elle fournissait chaque jour pour s'intégrer, pour rentrer dans le cadre. Son cœur appartenait à sa tribu, au Cham et à ses merveilles. Elle parlait, dansait, mangeait et chantait comme une tribale. Elle remplissait la pièce de sa présence lumineuse parce que tout la reliait à sa terre natale. Tout la reliait au désert. Et ce désert vivait en elle comme Esma vivait en Naim et moi.

Nous jouions les aveugles, mais nous savions, au fond, que rien ne nous séparait plus de notre amie que son propre cœur et ses véritables envies.

Mais pour elle, le calme du désert ne serait plus jamais le même.

La tribu de Kheira avait subi ce qu'à l'ouest nous appelions une embuscade.

La Najma était l'une des plus riches et prospères tribus du Cham et cela avait malheureusement eu le don de lui attirer plus d'ennuis que de bénéfices.
Les pirates abondaient dans le désert, épiant les caravanes, guettant depuis leurs planques, contrôlant et monopolisant les oasis marchandes. Ils étaient un véritable fléau et si nombreux qu'aucune tribu ne pouvait prétendre ne jamais avoir eu affaire à eux.

Évidement, la Najma était depuis toujours leur cible numéro une et il avait suffit d'une erreur d'inattention, d'un guetteur inexpérimenté ou d'une nuit sans lune et les pirates lui étaient tombés dessus.
Ce fut un massacre.
Très peu furent épargnés et les bandits en tuèrent plus que de raison. Kheira en était une des rares survivantes, de celles que nous appelions les « rescapées de la nuit » : ces femmes à qui la Mort avait donné rendez-vous mais que leur beauté avait, d'une certaine manière, sauvées.

En effet, considérées comme « bien trop mignonnes » par leurs assaillants, Kheira et ses amies avaient été épargnées. Mais à quel prix...

Mon amie n'en parlait jamais. Elle n'évoquait pas cette nuit et toutes celle qui avaient suivis, avant son arrivée dans l'armée esmianne. Elle se contentait de sourire tristement et de replier les bras sur sa poitrine frêle, comme pour se protéger de l'ennemi invisible qui l'avait terrassée il y'a bien longtemps de cela.
Mais jamais elle ne cédait.
Jamais elle ne hurlait sa rage et sa douleur, jamais elle ne s'avouait vaincue, brisée. Ces hommes lui avaient beaucoup pris, mais Kheira refusait de les laisser emmener sa fierté. Elle gardait la tête haute et affrontait la cruauté du quotidien le regard vif et le dos droit. Je l'admirais tant pour ce courage.
Courage dont je n'avais jamais fait preuve de mon côté.
Courage qui se refusait à mon âme détruite, reculant et grimaçant devant sa faiblesse.

Je n'étais pas Kheira. C'était une évidence que j'avais depuis longtemps acceptée. Je n'étais pas Kheira mais j'étais Siham. Et Siham ne se laissait pas abattre non plus. Elle ne gérait peut-être pas ses problèmes en les affrontant, fière et digne, mais elle les gérait en se battant. C'était tout ce qu'elle savait faire, la seule chose pour laquelle elle était douée.

Alors, là où Kheira résistait, Siham se battrait.

WardaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant