Générale

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Nassir

J'avais vécu des conflits politiques sans fin, des ruptures bruyantes, des mariages forcés, une véritable guerre, mais jamais je n'avais eu l'occasion d'apercevoir une telle haine dans les yeux d'une personne.

La haine à l'état pure, une haine viscérale avait tordu les traits de mon adversaire. Un sentiment qui brûlait dans ses deux yeux gris, pareils à autant de billes d'acier rougeoyants.
Je n'étais pas exactement sûre qu'il était dirigé contre moi ou contre Sinan, j'avais plus l'impression que c'était une émotion contenue depuis bien trop longtemps dans un esprit visiblement épuisé par cette tâche qui n'attendait qu'une occasion pour s'échapper et laisser libre cour à sa rage dévastatrice.

Peu importait. J'étais, d'une certaine manière, bouleversé par le combat de la veille. Par les mouvements gracieux et puissants de la jeune femme aux boucles rousses, par ses coups dont les marques me rappelaient délicieusement à chaque mouvement son visage impressionnant. Ses taches de rousseurs sur sa peau striée de longs sillons scintillants sous la lumière diffuse de la taverne, ses yeux dorés dont la flamme dansait, portée par l'excitation du moment. Mais surtout, son sourire triomphant. Son menton fier et ses épaules droites face à la foule hurlante. Le sable collant à sa peau et le sang maculant ses couteaux. Mon sang.

Je détestais la sensation qui tordit mon ventre à ce souvenir. Mélange dérangeant de douleur et de délice.

Je devais avoir un sérieux problème pour penser de la sorte. Surtout après avoir vu la haine dont avait fait preuve la jeune femme en crachant à mes pieds. Dégoût, colère, peur... J'avais eu l'occasion de lire beaucoup de choses dans ces yeux vengeurs. Mais aucune d'entre-elles ne parvenait à effacer l'excitation enfantine que je ressentai en y repensant.

Complètement ravagé songeai-je en secouant la tête, désireux de repousser ces sentiments contradictoires et étranges.

J'avais un dîner auquel assister, des impôts à discuter et une tonne de paperasse à trier avant la nuit.

Grimaçant sous la douleur des hématomes, je me levai, ignorant du mieux que je pus les courbatures que subissaient mes muscles.

Après avoir passé une tunique et un turban plus propres et plus légers afin de m'accoutumer à la chaleur de l'Ouest, je me dirigeai d'un pas las à travers les couloirs à présent familiers de l'ambassade.

***

Dans la salle de conseil, les hautes fenêtres habituelles avaient été troquées contre de petites meurtrières à peine visibles et pratiquement collées au plafond de verre. L'idée aurait pu être bonne si l'on ne tenait pas compte de l'absurdité d'échanger des vitres en guise de murs contre des vitres en guise de toit. Mais au moins, de cette façon, seuls les oiseaux seraient témoins de ce qui se passait entre ces quatre murs de marbre.

Pour ce qui était du reste en revanche, rien ne différait de l'immensité blanche et or qui constituait le reste de l'endroit. J'en aurais presque été déçu si je n'avais pas eu la tête ailleurs, inquiété par le visage grave de Sheema, fixant son regard clair sur moi.

-Ah, Nassir, nous t'attendions, déclara-t-elle sans que ses traits ne s'adoucissent.

-Me voilà, lançai-je dans une tentative maladroite d'ignorer la mine de l'assemblée.

-Bien, commençons.

Je m'assis. Les épaules crispées, un mauvais pressentiment me glaçant les entrailles. Je me sentais minuscule alors que j'étais sans aucun doute la personne la plus importante de ce conseil. J'avais toujours du mal à m'y faire et devais sans cesse combattre le sentiment cruel d'imposture qui s'imposait à moi. J'étais un Alymien, un ennemi, un clandestin à bord du navire de la politique adrisienne. Et cela me pesait, prétendre l'inverse aurait été un mensonge.

WardaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant