Amelia

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Nassir

J'appris à ne pas sous-estimer Masay en même temps que j'appris à ne pas sous-estimer ses puissants ennemis.

La scène qu'elle avait crée dans l'ombre de sa taverne quelques semaines plus tôt n'avait pas été sans conséquences. Le Prince n'était déjà pas de ceux que l'on pouvait se permettre d'insulter impunément alors quant à le menacer ouvertement, bafouer son autorité et manquer l'exécuter devant les yeux ébahis de ses hommes de main... Masay semblait s'être attiré le genre d'ennuis dont les gens ordinaires ne ressortaient pas souvent vivants.

Mais Masay était beaucoup de choses si ce n'était une femme ordinaire.

Elle était une mercenaire d'Asinare, une capitaine de bateau, une femme d'affaire et avait, du haut de sa petite quarantaine, plus d'histoires, de voyages et d'expériences derrière elle que n'importe quel homme moyen de deux fois son âge ne pourrait jamais prétendre posséder.

Et bien plus que le Prince ne pouvait ne serait-ce qu'imaginer. Lui qui n'était sûrement jamais sorti de son quartier où tout ce qu'il savait y faire n'était que faire régner un équilibre précaire basé sur la terreur et l'argent sale.

Lui-même ne savait pas dans quoi il s'embarquait en revenant ce matin-là chez Barjouj entouré d'une dizaine d'hommes armés jusqu'aux dents, les muscles gonflés sous sa chemise trempée d'autant de sueur que de liqueurs diverses à l'odeur écoeurante, les cheveux ramenés en arrière en un chignon las et la gorge serrée sous un bandage crasseux là où la lame ordonnée de Masay avait passé, quelques semaines auparavant.

Ruisselant d'autant de sueur que de haine, il était entré et il m'avait alors semblé que son large corps avait bien failli arracher la vieille porte branlante de l'entrée. Le claquement sinistre de ses bottes contre le plancher pourri me glaçait le sang mais je n'avais pas bougé, me refusant même à lever les yeux, faisant résolument mine d'être absorbé par la composition du bois taché du comptoir auquel j'étais accoudé. Masay avait été très claire et avec elle, les ordres étaient les ordres, je ne me risquais pas à les réfuter de peur de briser la confiance aussi étrange qu'inattendue qui s'était tissée entre nous au cours de ces longues semaines passées ensemble. Alors, si elle demandait de ne bouger ou n'accorder un signe d'attention à ces hommes sous aucun prétexte, j'obéissais, autant par soucis de sécurité que par respect pour ses plans toujours étonnement couronnés de succès.

Et Dieu merci que j'eus raison ce jour-là de suivre à la lettre ses instructions.

Le prince s'avançait sans un mot et je lui tournais toujours le dos, l'ignorant résolument tandis que j'entendais son souffle péniblement rauque rythmer ses pas d'une lourdeur insultante. Il avait fait le tour de l'auberge miteuse plus de de trois fois avant de se décider enfin à parler. Sa voix rocailleuse aux accents terriblement menaçants avait aussi bien résonné entre les murs de terre noircie qu'en mon corps tout entier. Il avait tonné un chapelet de grossièretés accompagnant le nom de la mercenaire vers qui se dirigeait sa rage mais était resté sans réponse pendant plusieurs secondes qui m'avaient parues interminables avant qu'une silhouette fluette ne se détache de l'ombre qui assombrissait l'arrière boutique, nous faisant tous face tandis qu'elle avançait lentement.

Quand son visage maigre, ses épaules blanches et ses cheveux dorés s'étaient dévoilés, les vociférations avaient aussitôt cessé et un silence de mort s'était abattu sur l'auberge. Il avait été alors presque impossible pour moi de ne pas me retourner pour observer la réaction du Prince soudainement et terriblement silencieux. Mais je n'avais pas bougé. Et je m'en félicitais aujourd'hui plus que jamais.

La jeune fille, qui ne devait pas avoir beaucoup plus d'une dizaine d'années je le devinais, s'était avancée de quelques pas à présent et fixait un point derrière elle en chuchotant des paroles inintelligibles. Mais parmi celles-ci, nous avions tout de même tous pu distinguer un mot.

Papa.

Tandis que les pièces tordues du puzzle s'assemblaient dans ma tête, j'avais du me faire violence pour garder ma position et mon regard fixes. Ce que Masay jouait là, je l'ignorais, mais le pressentiment qui me tordait les entrailles n'annonçait rien de bon.

J'aurais dû y être habitué après les années de guerre et d'intrigues royales et les semaines parmi la racaille meurtrière et les ivrognes violents, mais voir la vie quitter un corps n'était certainement pas de ces choses desquelles on pouvait facilement s'accommoder.

Et j'avais été durement ramené à la réalité quand le sang avait jaillit.

"Amelia" avait été le dernier mot parvenu à mes oreilles avant qu'un hurlement comme je n'en avais jamais entendu auparavant ne perce l'air tendu de la pièce et ne nous oblige tous à nous protéger par réflexe.

Devant mes yeux figés d'horreur, ceux de la jeune fille étaient devenus vitreux avant de rouler dans leurs orbites et je n'avais pas même eu le temps de réaliser ce qu'il se passait que déjà, elle s'était effondrée, la main tendue en avant vers l'homme qui hurlait derrière moi.

La main tendue vers le Prince.

Le Prince qui hurlait comme si on venait de lui arracher le coeur à l'aide d'un pieux rouillé, le Prince qui hurlait comme les femmes qu'il méprisait pourtant, comme une mère pour son enfant. Comme un père.

La situation n'avait pas été compliquée à analyser une fois le choc passé et la femme qui tenait la lame contre la gorge pâle de la jeune fille des plus faciles à identifier avec son oeil unique dardé sur l'homme derrière moi qu'en un geste elle venait de briser.

"Amelia" avait été le nom de sa fille. Le nom qu'il hurlait d'une voix qu'aucun de nous ne semblait lui reconnaître. Le nom qui allait me hanter durant les longues nuits à venir.

Il ne s'en était pas fallu de quelques secondes pour que je l'entende s'élancer rageusement et qu'il entre enfin dans mon champs de vision, écumant de rage et les poings tendus en avant serrés contre le manche d'un long couteau recourbé à la lame dentelée.

Mais il s'était écroulé avant de parvenir à Masay et, les genoux au sol, avait lâché son arme pour plonger les doigts dans les cheveux dorés de sa fille étendus autour de son visage blanc et maigre tels une couronne de blé jaune. Les gémissements qui sortaient de sa gorge ne semblaient pas humains et encore une fois, j'avais dû me retenir de porter les mains à mes oreilles dans une tentative de faire taire la misère qui me déchirait les tympans. Le sang, terriblement rouge, tachait la chemise, la peau et les mèches jusque-là immaculées de la jeune fille et c'était une vision qui avait le don de m'insupporter plus que n'importe quelle autre. J'avais vu des morts par centaines, mais celle d'un enfant était toujours de celles qui restaient gravées à l'encre pourpre dans ma mémoire.

Amelia avait eu un nom. Elle avait eu un père, aussi détestable soit-il, elle avait eu une jolie chemise blanche et de longs cheveux dorés, elle avait eu une étincelle de vie au fond de ses yeux d'enfant et Masay la lui avait arrachée. D'un coup de couteau et sans qu'une once de remord ne vienne troubler le calme froid de son visage, elle avait arraché la vie d'une enfant.

Mais aussi révulsé que je sois, je savais néanmoins une chose bien pire. Malgré tout ce qu'elle pourrait faire, je suivrais cette femme jusqu'au bout du monde si cela signifiait retrouver Rhiya. Mon âme égoïste et corrompue fermerait les yeux sur bien plus que le meurtre d'une fillette et je n'en étais que terriblement conscient.

Car Masay aurait bien pu massacrer la Paie toute entière tant que Rhiya m'attendait au-dessus de ses cendres, rayonnante et enfin en sécurité entre mes bras.

WardaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant