Les mondes obscurs Tome 1 : Le Nouveau Protectorat

21 - Le Nouveau Protectorat

Contrairement à certains de leurs ancêtres terrestres, les Héléens n'enterrent pas leurs morts, pour des raisons d'ordre technique évidentes. La crémation, rite funéraire pratiqué depuis la préhistoire, s'est naturellement imposée comme un choix de prédilection, tant pour sa valeur symbolique que pour sa simplicité de mise en œuvre. Les crématoriums autonomes de l'Union, gratuits et ouverts à chaque Héléen, permettent à tout un chacun de faire ses adieux dans la dignité. Il existe toutefois des alternatives pour ceux que le verset de la genèse « Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris »* ne satisferait pas.

Extrait de l'ouvrage « Évolution des us et coutumes de l'aire stellaire », Phkaal Atis, 1995.H.

*« Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière » (Genèse - Gn 3,19)

Le protecteur installa le corps enveloppé de Patricia Mayer dans la soute du speed-O – Hannah ne put s'empêcher de remarquer le trou sanguinolent au niveau de sa nuque, à peine voilée par la houppelande bleu roi des érudits du Temple.

Ils glissèrent une demi-heure, quittant la fadeur des quartiers protégés, pour retrouver le décor plus familier de la périphérie des dortoirs, aux alentours de 20 h 30. Les lieux étaient déserts, comme le reste de la station. La couronne Q1-C8 s'étendait sous leurs yeux, vaste enchevêtrement de ruelles sinueuses où s'entassaient des bâtiments de plastique, de bois ou de tôle, mais aussi de somptueux édifices d'obsidienne blanche, des jardins florissants et des plages artificielles paradisiaques.

L'absence de signalisation mêlée à l'anarchie générale du lieu ne facilitait pas la tâche de navigation du pilote. Par chance, Killian localisa un tunnel de service, qu'ils empruntèrent pour traverser la première moitié de la couronne d'une seule traite. Lorsqu'ils sortirent, la vue de ces lieux complètement désertés par les Ulnes les frappa comme un véritable coup de massue. Pour la première fois depuis leur rencontre, ils réalisèrent l'étendue du cataclysme qui avait frappé leur monde.

Habituellement, la couronne grouillait de vie à toute heure de la journée. Restaurants, Onivac à programme relaxant, jardins publics, terravision et autres distractions, monopolisaient l'anneau intérieur. On y venait généralement pour se délasser après une dure journée de travail, ou tout simplement pour flâner dans les allées arborées en profitant de la nuit d'été terrestre artificielle, dont on disait que le chant des grillons était plus vrai que nature. La couronne bénéficiait même de l'éclairage du cœur et de son cycle jour-nuit, ce qui faisait d'elle le lieu le plus comparable avec les villes d'autrefois.

Killian mit les gaz en direction d'une rue bordée de nénuphars éléphants, derniers êtres vivants à montrer un signe d'activité dans la cité morte. Insensibles à la tragédie qui frappait leurs hôtes humains, ils continuaient d'arroser leurs congénères de cette eau cristalline, jusqu'à l'arrêt total du condenseur atmosphérique, sans lequel les bassins se réduiraient à de simples bacs asséchés. Lorsqu'ils se lancèrent sur la piste brumeuse, une brise rafraîchissante emplit le cockpit du speed-o-matic – à cette vitesse ils pouvaient glisser visière ouverte –, provoquant une sensation agréable leur faisant oublier, pour la durée de la traversée, la fragilité de leur condition. Hannah, les yeux clos, détendue par le ruissellement des gouttes d'eau sur son visage, engourdie par ses heures d'errance à travers Hélios, se laissa tomber dans les bras de Morphée.

Le glisseur continua tranquillement sa route à travers Q1-C8. En s'éloignant de la ceinture intérieure, ils s'engagèrent dans l'univers mouvementé de l'anneau intermédiaire, vaste patchwork de couleurs étincelantes et clignotantes aux airs de bazar géant. Des boutiques de grandes marques aux vitrines flamboyantes côtoyaient de modestes échoppes. Ces dernières se résumaient parfois à une porte pittoresque compressée entre deux murs, comme prises dans un étau. Il n'était pas rare qu'un café à illusion, ou qu'un club huppé tel que le très privé club des guildes, ait pour voisin un bar underground, un pub de mineurs Skif, voire un établissement de bains Xinta. Avec leurs afficheurs holographiques aguicheurs, leur ambiance musicale insolite et leurs devantures toujours plus perfectionnées, les enseignes de l'anneau intermédiaire offraient aux badauds un spectacle mémorable.